Eloge de la faiblesse *

Charles Bourgeois

A une époque où tout est centré, aujourd'hui, sur le beau, le fort, le rentable, on est plutôt étonné de trouver quelqu'un qui soit encore capable de faire l'"éloge de la faiblesse"! Alexandre Jollien (24 ans), au fil des 102 pages d'un livre au titre original, voire un brin provocateur, a pourtant osé prouver que le destin peut faire de la faiblesse une grande force.

Pour avoir trop voulu "cabrioler dans le ventre de sa mère" (sic), Alexandre est né au bord de l'asphyxie, le cordon ombilical lui enserrant le cou. De cet accident de naissance, le bébé gardera à vie des séquelles neurologiques qu'on appelle "athétose" (affection caractérisée par des mouvements involontaires, lents et saccadés, qui prédominent à la tête, aux mains et aux pieds). Plus simplement dit, Alexandre est un handicapé moteur.

A ce titre, il a été très tôt retiré à ses parents (il ne les reverra que les week-ends) et placé dans un Centre spécialisé pour personnes handicapées moteur cérébral, où l'auteur vivra plus de dix-septannées...

Son livre nous fait entrer dans cette institution et découvrir, vue et vécue de l'intérieur, l'ambiance dans laquelle évoluaient ses pensionnaires - une ambiance faite d'entraide, d'amitié, d'affection même - où les plus touchés dans leur motricité ou leur élocution soutenaient, encourageaient Alexandre par leur présence et les mots qu'ils s'efforçaient d'exprimer - au prix d'efforts inouïs.

Je pense ici à Jérôme qui peut à peine parler, mais qui témoigne d'un intérêt soutenu pour les progrès d'Alexandre. La présence de Jérôme a en effet quelque chose de stimulant pour les projets de l'auteur, de plus en plus attiré par la philosophie. Elle lui permettra non seulement de mieux se connaître et de donner sens à sa vie, mais aussi de mieux comprendre les autres et les limites auxquelles ils sont confrontés.

Alexandre veut aller plus loin, et il découvrira effectivement, à la lecture des philosophes et au fil d'un long cheminement personnel, ses chances de progresser encore. Et c'est ainsi qu'il sortira de l'institution pour "plonger" dans l'autre monde dit "normal".

Le contraste est plutôt brutal, dans la mesure où l'on y applique d'autres règles de comportement qu'au Centre spécialisé, cet univers protégé où l'on s'exprime comme on veut, comme on peut surtout - et aussi sans trop se soucier des "convenances" usuelles "normales" C'est en effet le coeur qui parle et qui compense - par l'amitié, l'affection, les sourires - les déficiences physiques et les troubles - parfois saisissants - du langage.

Sorti de l'institution, Alexandre s'est plutôt brutalement heurté au difficile apprentissage de la différence. Qui est normal? Qui ne l'est pas (en apparence, du moins)? Qu'est-ce que la normalité,finalement?

Autant de questions, parmi tant d'autres, dont Alexandre débattra avec Socrate au cours d'un dialogue imaginaire. Ce livre nous en restitue l'essentiel avec un talent certain, mais on aurait aimé que, au niveau de l'écriture, l'auteur adopte un style plus accessible, plus proche du "simple lecteur", lequel n'est pas forcément au courant des grandes idées philosophiques. On a en effet parfois l'impression, en lisant ce livre, d'assister à une conversation entre doctes initiés.

Cette réserve faite, le premier livre d'Alexandre Jollien est surtout une contribution précieuse à la cause des infirmes moteur cérébraux qu'on assimile trop vite - et souvent à tort à des débiles mentaux. Leur apparence, leurs mouvements désordonnés, leur élocution parfois hachée, tout cela peut faire oublier que leur intellect peut fonctionner malgré tout, et même remarquablement bien! Ce livre nous le rappelle à point nommé.

* Alexandre Jollien (Ed. du Cerf, 1999)


©1999 Charles Bourgeois
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