La vision en art

Valérie Arato

"Un bon cliché doit exprimer ce que l'on ressent en son for intérieur. Il reflète ainsi avec authenticité les sentiments que l'on éprouve pour la vie dans sa globalité."

Ansel Adams

Le désir de l'Homme de conserver à tout jamais l'image d'un instant fugitif et fugace est probablement aussi vieux que l'humanité. Possèder une représentation fidèle de soi-même et de sa vie pour la transmettre aux futures générations a, de tout temps, constitué l'une des premières préoccupations de l'Homme. Pendant des milliers d'années, seul l'art a permis de satisfaire cette attente. L'avènement de la photographie ouvre de nouveaux horizons spatio-temporels. Cet art d'un genre nouveau devient alors la véritable expression artistique qui reflète si bien notre ère technologique - rapide, précise et largement automatisée. Placé dans les mains d'une personne observatrice, l'appareil photo se voit confèrer un étrange pouvoir : en l'espace d'une seconde, il est capable de dépeindre un instant, un être ou un lieu et de reproduire ainsi le passé avec une étonnante authenticité, jusqu'à présent inégalée, sauf peut-être dans le cinéma.

Immortaliser les grands moments de la vie, les enfants qui grandissent, un mariage, une fête mémorable ou les vacances familiales... Voilà ce que recherche le commun des mortels. Certaines photos floues ou surexposées ne donneront rien. Mais chaque fois que l'on ouvrira l'album de famille, les moments passés resurgiront avec autant de force.

Le photographe professionnel, pour sa part, agit en fonction des sentiments qui l'habitent. Il capte les humeurs de ses pairs, tour à tour joyeux, sérieux, pensifs, enthousiasmés, calmes ou tristes. Il dégage le caractère dramatique qui se cache derrière la banalité et la normalité apparentes.

Pour ouvrir l'oeil et le bon, pour voir les choses avec les yeux du photographe, il faut développer la faculté de s'engager pour le sujet observé en restant à l'écoute de ses émotions. Il faut apprendre à identifier l'harmonie des couleurs et des formes qui susciteront une réaction émotionnelle chez celui qui les observe. Si ce stade avancé de la perception est inné chez certains, d'autres doivent l'acquérir. Mais tous peuvent la développer. Sous sa forme la plus brute, la perception consiste à enregistrer un nombre incommensurable de nuances puisées dans notre environnement visuel, un peu à la manière d'une caméra en plein tournage. Il s'agit d'une succession d'informations, sans lien logique ou interprétation possible. Notre conception de la perception permet de transformer ces nuances pour en faire des unités de sens intelligibles. Que nous regardions une maison, un quidam ou un arbre importe peu. Nous savons de quoi ou de qui il s'agit. L'art de voir ouvre par contre une nouvelle dimension : il permet de découvrir le caractère des objets ou la relation qui existe entre eux. Cette découverte réveille nos sens et aiguise notre sensibilité esthétique. L'invention de l'appareil photo nous a donné la possibilité de reproduire les objets, les évènements ou les êtres avec la plus grande fidélité possible. La photographie permet à tout un chacun de dupliquer le moment présent. Cette faculté n'est plus l'apanage du peintre ou du sculpteur. L'appareil photo en tant que tel est un instrument mécanique, dépourvu d'intelligence, qui s'exécute de manière presque entièrement automatique. Le travail du photographe trouve son expression dans ce que l'appareil photo a fixé sur la pellicule. Une photographie montre ce que l'on est capable de voir en une fraction de seconde. De ce point de vue, elle se distingue fondamentalement du film cinématographique qui, lui, fonctionne plutôt comme l'oeil humain. Le photographe immortalise un instant. En une fraction de seconde, il réalise une image qui durera pour l'éternité.
Mais pour réussir une photographie, il faut justement être capable de saisir cet instant rare, une atmosphère particulière, des jeux de lumière inhabituels, l'association et le mélange de certaines couleurs et avec des formes. Ainsi, l'appareil photo devient un instrument créatif. Grâce à lui, le photographe voit avec le coeur et avec son âme. S'il est touché par ce qu'il voit à un moment donné et dans des circonstances données, il saisit ce instant qui en touchera peut-être d'autres que lui.

A ce propos, Henri Cartier-Bresson faisait remarquer la chose suivante : "finalement, le cliché en tant que tel ne m'intéresse absolument pas. La seule chose qui m'importe est de pouvoir immortaliser une fraction de seconde de vérité." Pour Cartier-Bresson, le fait d'imaginer que la photographie puisse restituer fidèlement la réalité joue un grand rôle. Selon lui, le moment décisif recèle l'essence même d'une situation. Car cet instant ne devient décisif qu'en fonction de la situation donnée; il doit possèder ce lien direct avec la réalité pour pouvoir être perçu comme tel.
"Mon approche s'articule autour de trois principes fondamentaux. Primo, bas les pattes ! Je ne touche pas ce que je photographie. Je ne bouge à rien et je n'arrange rien. Deuzio, je développe ma perception spatiale. Lorsque je prends un photo, je m'efforce toujours de me représenter ce fragment comme la partie d'un tout plus vaste, comme quelque chose qui a ses racines. Tertio, je développe ma perception temporelle. J'essaie de montrer que tous mes sujets occupent une position précise dans le passé ou le présent." Voilà comment Dorothea Lange définit les fondements de son travail. Par son oeuvre, elle a contribué avec force à l'avancée de la photographie engagée, à vocation sociale et documentaire au 20e siècle. Sans utiliser d'artifices, elle a crûment immortalisé l'extrême pauvreté des travailleurs migrants et de leurs familles, tout en exprimant la fierté et la dignité avec lesquelles ils affrontent leur destin.

Le photographe dispose de nombreux stratagèmes pour exprimer son individualité. Chacun voit le monde à sa manière et le traduit en images en fonction de son interprétation personnelle. Aussi peut-on imaginer aisément que des artistes comme Léonard de Vinci, Michel-Ange, Rembrandt, Van Gogh, Monet, Picasso, Chagall ou Liechtenstein auraient tous utilisé la photographie à leur manière. Bien sûr, ces singularités sautent aux yeux lorsqu'on se penche sur les oeuvres de photographes célèbres comme Stieglitz, Strand, Kertész, Cartier-Bresson ou Ansel Adams. A quelques différences près, tous possédaient les mêmes équipements techniques. Pourtant, leurs clichés expriment leur personnalité propre. Devant un sujet identique, on n'a en effet jamais l'impression de voir deux fois la même chose. L'unicité de l'image naît du moment magique où le photographe appuie sur le déclencheur, de ce moment où il voit avec son âme.


Traduction de l'allemand : Malvira

©1999 Valérie Arato
Page principale