L'entre-deux berges

Laurent P. Weber

Une ville sans hauteurs, allure d'énorme quartier résidentiel, taille de jouvencelle. La ville de l'Amstel se distingue aisément des autres cités cosmopolites. Les clichés, l'omniprésence de l'eau, sale, les oignons de tulipes sur les étals des marchés. Surtout, cette manière obscène et polie de jongler entre tolérance et permissivité. Quelques bribes d'humanité, un quidam, une conscience de l'Autre ankylosée, certains jours un peu moins, avril 1999.

Tournant le dos au canon batave d'un pont de l'Haarlemerstraat, Uca-Maria enrobait ses chants de folklore roumain d'une gestuelle ample et rapide. Je la vois, l'entends encore au loin, c'est une douce et presque joyeuse complainte, au timbre pigmenté de mélancolie. La trentaine aboutie, un corps svelte à l'arrière-train généreux, toute de gris vétue dès l'encolure. Posé sur deux marches en contrebas d'un troquet, dans la vacance du regard, je l'observais, malice de pimprenelle aux gestes circulaires, grâce conjuguée à la beauté du tétras-lyre. Une minute, deux peut-être, les yeux clos, je rêvai d'ailleurs avant de couvrir la distance qui nous séparait, une piècette, lui proposai un café. Quelques mots d'anglais, elle offrit de faire mon portrait, en échange; déjà nous cheminions. Elle avait vécu quelques temps en France, son vocabulaire aurait fait pâlir plus d'un francophone.

Prolixe, elle raconte, questionne quelques fois. "J'ai fui le régime d'Illiescu en 1990", lâcha-t-elle, affairée sur mon bloc-notes A8. "Je pensais que Ceaucescu mort, on serait enfin libre de critiquer le pouvoir, ce que j'ai eu fait dans les colonnes de certains journaux. J'ai vite réalisé avoir mis ma vie en danger". Entre les volutes inégaux de sa Drum, quelques fragments incrustés, : "Les serbes ne comprennent plus ce qui leur arrive, ne savent plus où ils en sont, sont devenus fous. [...] Milosevic n'est qu'un lieutenant de Staline, avec la même pensée colonialiste. Et il en est conscient." Elle enchaîne sur la douleur du peuple serbe, s'identifie presque. Douleur, dont elle ne semble pouvoir se détacher. Elle concède chanter pour "représenter, les identités se perdent. Je voudrais pouvoir tout chanter. Des chants tyroliens, pourquoi pas". Représenter, et par delà guérir aussi. Enfin, quelques sous ne lui sont pas de trop. Elle travaillait, avec son mari néerlandais, dans un centre d'accueil pour réfugiés, à décorer les murs, parler, soulager. Elle me dépeint les visages, les expressions, la souffrance, encore.

Enfin, furtif coup d'oeil à sa trotteuse, "j'ai un concert à donner", elle se leva, donnant de l'amplitude à ce sentiment embué qui m'habitait. Ou était-ce l'interminable posture assise ? Deux heures, un bien long café. Elle aura refusé un petit billet pour son deuxième portrait. "C'est trop!". J'aurais du m'y prendre autrement.

Autres rues, autres ponts, même printemps incertain sur le Red Light District, bardé de rouge, néons, spots, draps écarlates ou galbes des rideaux vermeil. Un main soucieuse d'harmonie aura orné quelques ponts de guirlandes lumineuses, fait miroiter les canaux. Une rivière de rubis, sur ongle s'entend, où les confidences se font plus désirer encore que les belles.

C'est pourtant à quelques enjambées seulement de ce lupanar à ciel ouvert que je rencontrai Hassan. Il distribuait des Salãm 'alaykum à quelques connaissances qui passaient. Histoire de pont, encore, et d'un ban. Deux-trois paroles, une poignée de mains, et déjà il n'était plus le bruyant, exubérant Kurde de Soulaymãniya, gênant à être là, bien là, et différent. Quelques phrases et c'en était presque un ami, les paumes ouvertes à l'expression, le geste calme. 10 ans d'exil déjà, il faisait des efforts intenses pour structurer quelques phrases dans un anglais bien approximatif. Surtout, il semblait n'avoir qu'une seule et unique chose à raconter, qu'il avait enduré dix ans de mutisme absolu pour me dévoiler d'une traite les exactions commises envers les siens, au Nord Irak. Cette impression de fulgurance du sentiment. La parallèle avec cet Araméen rencontré à Lugano, quelques années déjà, était inévitable. Lui usait de 10 mots de français et de gestes à profusion pour dire 'persécution'. Quelques mots partagés, avec Hassan, et cette impression de n'être qu'à moitié en vie.

Quelques mots seulement, et déjà l'on me rejoint. Le nombre, ennemi de la rencontre.


©1999 Laurent P. Weber
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