Bangkok, errances *


Laurent P. Weber

Bangkok, 21 heures. Hier soir.

Quelque fumée s'élève, s'en va mourir entre les pales des ventilateurs, qui tournent au ralenti, comme beaucoup, ici.

Jaune pâle puis crème, style colonial, une bonne table, perdue dans la puanteur de Bangkok. Huit cravates et un tailleur, ça transpire, ça bouffe, ça rigole. Poliment. Sourires en coin et saccades du chef, ironies en aparté, de guingois, en suisse-allemand, en mandarin, en thaï.

Sous sa gueule de patriarche de triade, mentalement, le gras chinois calcule, additionne bouteilles de Bordeaux et visites collégiales aux bordels de Suttisan, les touches d'exotisme, petites attentions que l'on retrouvera sur notre facture, d'une manière ou d'une autre, sybillines.

Sinueuse et fluide, doucement, la soirée s'écoule, se meurt. Les conversations se crispent, les regards feignent de se perdre alors que notre bouffi papa-san reçoit la douloureuse. Simple précaution pourtant, le scénario était déjà écrit. Trois heures durant, pas un mot d'affaires. Tout est beau, ripoliné, ordonné, dans le respect de la hiérarchie, quand le ponte accorde sa présence.

Quelques pas sur le gravier, jardin vietnamien, c'est jovial, ça congratule encore.

Dehors, sourire au vent, la chaleur opaque, la cohue.

* * *

Than, à mes côtes, étouffant tendrement, d'un bras, son pot-de-fleur à la céramique frontale tiède et sensiblement mollasse, arbore un air repu et dispos, une sorte d'hébéatitude, comme s'il ne savait quoi faire d'autre que de la regarder sourire et lui tapoter doucement l'épaule, oubliant même de piocher dans le plat de Gai Hor. Plutôt singulier, puisqu'ici, c'est notoire, l'on ne pense qu'à ça. Qu'à manger.

Quartier de Suttisan, un bar à filles d'agrément destiné aux locaux. Rien à voir avec l'ambiance surchauffée, les travestis opérés, travelos d'opérette et le tout-cinglant de Nana ou Patpong. Les filles de ce troquet viennent "du nord" - signifiant souvent ici "d'ailleurs que Bangkok" - se trémoussent par groupes de quatre ou cinq sur scène, plus ou moins effeuillées, s'écartèlent les gambettes pour un spectacle au goût caillé. Une laideur gorgée de chair prenant même le pas sur toute notion de stupre. Deux-trois fois la semaine, elles terminent la nuit sous une couette ou l'autre, pour quelques 2000 baths.

A nouveau, ma vessie tire sur le cordon; à contre-coeur, je me lève, vise les cagouinces, laissant Than seul à admirer sa naïade, sur la scène à présent, à toiser une barre luisante.

Une lumière ténue régnait sur le pissoir. Sous le néon pâlot, les catelles grassement taillées, grenat strillé de mastic. Engoncés à gauche, encore eux, les deux entubeurs de service, devant lesquels je passe sans même feindre les apercevoir. Ca déboutonne, ca pisse. Ca soulage. Quelques secondes et.. ça y est, les mains commencent leur tango avide, claquettements du tranchant de part et d'autre des vertèbres, petit massage bâclé des épaules, lavette-alibi sur la nuque. Ca pisse toujours et un esprit embué à la Mittweida ne sait plus trop quelle réaction est -ou devrait être- au menu. Ca reboutonne. Les mêmes mains ouvrent le robinet, me tendent un linge, puis reviennent, en creuset, vides et avides cette fois. Sans grenaille, j'y laisse un billet de 100 bahts, cinq fois le tarif, fuyant le sourire atroce de mes deux entubeurs, leurs cravates, redoutant déjà le troisième round.

* * *

Il fallait s'enfoncer dans le sud, dans une zone que la ville peinait encore à gagner. J'ai cru un moment en voir la fin, et puis non, encore et encore, un amas de bâtisses décrépies scindé par de larges autoroutes, étouffé par une végétation toujours plus touffue à mesure que nous nous éloignions du centre.

Devant le bâtiment, des ballots forts d'une centaine d'exemplaires d'un magazine de mode très en vue étaient embarqués par deux gros bras. X était un des principaux éditeurs de Thaïlande. Je traversai un couloir-balcon surplombant rotatives, empaqueteurs et manutentionnaires. Des centaines d'yeux fixent mon passage, celui d'un improbable farang.

... à suivre ...

* Concernant Bangkok, du même auteur, deux articles publiés sur Largeur.com (1 2)

** Ces textes font partie d'une série de chroniques écrites entre avril et août 2000, publiées ici pour la 1ère fois.


©2000 Laurent P. Weber
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