New York, 2nd and 1st, coin du bar


Laurent P. Weber

Loin des hauteurs de mid-town, métissage d'une banlieue de Londres et du Midwest, le Lower East Side. L'incessant grondement sourd de la ville se fait plus ténu, l'atmosphère moins sucrée, la vie plus fraîche, l'ouïe et l'odorat prédominent encore, et certaines heures y voient planer un vague sentiment d'appartenir à New York.

Le Lower East Side, c'était le berceau d'une pègre à la petite semaine, devenue pieuvre à la prohibition, des oeuvres de Franck Costello ou Lucky Luciano, enfin, c'était il y a très longtemps. Les années et, plus récemment, le Mayor Rudy Giuliani, ont contribués à délester Manhattan de ses mendiants et de sa petite rapine, des devantures vaseuses et peep-shows de la 42ème au profit de Disney. Ceci souvent au détriment des autres Boroughs, Bronx, Queens ou Brooklyn, qui ont hérité d'une partie de l'insécurité de l'île et de ses désoeuvrés, bien entendu, comme aime à régulièrement le rappeler le Village Voice.

Une ville, on se l'approprie ou on la fuit. J'ai fui le médiocre glamour de Broadway, les bars trendy et les visites version carte postale. Et depuis, Manhattan, ce qu'il en reste, n'a d'autre choix que de m'appartenir. Cinq ou six jours l'an.

Pour repèrer une zone de vie, là où ça grouille et ça végète, il faut chiner les avenues, les rues, les recoins surtout. Un dive bar, c'est un coin sombre et vivant, un comptoir moins cher qu'ailleurs recelant son lot de buveurs locaux et artistes paumés, où chaque 3, 4 ou 5ème verre est offert, où l'on prend rendez-vous avec une bonne dose de désespoir ou de contentement au verre. On y déniche pèle-mèle Lucy's, aux meilleurs amis d'un soir, le Bull McCabe's, pub aux pool games bondés et aux filles faciles, gorges profondes dans les waters, ou encore le Coktail Holiday Lounge. Au Toad Hall, un bouge assez propret sur Grand St., un latino du Bronx se lamentait sur les exorbitants loyers, le patron se rappelait, avec une sorte d'indifférence, les années de route où il était manager des Fat Boys.

J'ai aimé les dives bars, et, sur un coin de rue du Lower East Side, le Mars Bar. De sombres barmaids peu loquaces, vrillées de ferraille, un artiste local sans succès dont j'ai oublié le nom, une mignonne petite brune serveuse dans un resto exotique à quelques blocks de là, une poivrote de 50 piges qui m'embrasse humidement à la seule évocation de Billie Holiday, un marchand d'art suisse et son pote, grand black bien sapé, tous deux bourrés comme des barriques et jouant de l'intimidation. C'était une nuit ou l'autre. Le juke-box crache un hard rock saturé ou du Johnny Cash, une porte laisse s'évacuer la fumée et la caillure de mars s'y engouffre. Dans le décor cradingue, de l'art douteux pend aux murs, l'incruste ou le bariole. Un petit coin qu'on redoute, invariablement 'à retenir son souffle'; un point d'honneur est mit à ne pas toucher un iota à l'état dégradé des lieux, sans loquet par ailleurs. La vie est plus lente qu'ailleurs au Mars Bar, plus lente et plus touffue, bruyante pourtant, autour du bar cisaillé, une faune en quête de perdition et d'oubli, conversations et promesses essentielles se perdent dans l'éther, comme dans tous les dive bars du monde.

New York Underground Film Festival A cent mètres de là, au coin de la 2nd and 2nd, l'antre du New York underground film festival (nyuff). La bâtisse était sombre, rougie à la brique, et ne semblait avoir qu'un seul coin -autour duquel poireaute la queue des festivaliers de circonstance, deux murs et une lourde porte grise. L'essentiel est dans les environs, bien sûr, mais aussi dans la cohue de l'intérieur, glauque, enthousiaste et déjantée, étonnement bon enfant. Au nyuff on projette de très lointains viennent-ensuite, de l'expérimental, du morbide et du drôle, de l'exécrable et du prometteur, on y rencontre des habitués ou curieux, de sombres acteurs et aussi, guest star et relique bien entourée, Doris Wishman, reine de la sexploitation, ce cinéma à très petit budget qui faisait recette il y a 25 ans de cela à coups de gros nibards, fessiers rebondis et lèvres pulpeuses, en se gardant bien de ne rien montrer de plus.

Doris traine derrière elle comme un trophée une interdiction d'écran pour obscénité datant des sixties, un noir-blanc intitulé "Bad girls go to hell", sorte de Russ Meyer urbain, artistiquement nettement plus ambitieux, projeté ici même en 1998. Un humour à degré d'interprétation variable s'y disputait au vaguement érotique. Pas assez pour empêcher une salle dévouée à la cause de faire l'ovation de mise à ce très petit bout de femme de 80 berges passées qui, il est vrai, sait nettement mieux jouer de la caméra que du scénario. A sa défense : le genre ne s'y prête pas vraiment. Confirmation ce 9 mars où elle présentait, inévitables lunettes noires sur le pif pour image de marque ou de coquetterie, peinant à grimper sur l'estrade, sa nouvelle bobine "Satan was a lady". RAS.

J'ai du aimer un court-métrage ou l'autre, un film. Certains viennent au nyuff pour se faire voir, d'autres pour visionner, acheter. Je pensais à ce réalisateur allemand venu pour l'occasion; impossible de me remettre ce que j'ai bien pu lui dire sur son 10 minutes scato-médical. L'unique intérêt était de voir, sentir, les gens, le lieu, de constater l'étiolement du taux de piercing par spectateur, de gagner un t-shirt pour avoir su projeter un élastique dans la bouche béante d'une poupée gonflable, d'entendre l'équilibre du ronflement du projecteur et des soupirs d'une moitié de salle endormie, la nuit d'un jeudi aux petites heures, de remettre son chapeau, traverser le couloir bétonné, pour sortir sous le crachin de la 2nd avenue. Se jurant de ne pas rater la prochaine édition. Et de se diriger vers le Mars Bar.


©2001 Laurent P. Weber
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