Hypocrisie appliquée.

Ispolnenie *

Un soir, télévision. Depuis cinquante ans, j’entends mes parents dire que le gouvernement Suisse a eu une attitude peu claire pendant la guerre. Notion répétée trop souvent, avec une indicible peine, au point que mon inconscient s’en est imprégné depuis longtemps. J’ai accepté, intégré cette évidence, fait mon deuil d’une croyance en la justice, accepté l’aléatoire, compris les petites et grandes lâchetés, perdu beaucoup de ma fierté d’être de ce pays. Ou d’avoir envie d’être de quelque autre pays. La commission Bergier donne son analyse, avec des commentaires prudents. Nous savions, nous, paysans des montagnes et des lacs, riches des villes et riches des champs, que le refus d’accueillir les réfugiés à la frontière était acte criminel. Depuis 1942, nous savions, et nous avions des circonstances atténuante, bien sûr. Donc une commission comme les autres qui ne sait que redire pour la millième fois ce que mes parents répètent depuis toujours. Trop souvent. Commission banale et banalité de l’historien qui n’a pas attendu assez longtemps pour être vraiment original. De l’historien qui vient dire aux survivants de cette époque ce qu’ils savent très bien. Qu’ils avaient une tendance antisémite refoulée, cachée au plus profond de leur âme, et que cette peste les rongeait tous. La grande ombre qui courait sur l’Europe avait construit sa crédibilité sur la connaissance de cette tare commune qui permettait ce rapport d’identification avec les peuples voisins. Un ennemi commun avait été désigné et nous étions par essence tous réunis contre lui, tous mêmes, du moment que nous avions la même répugnance. Le reste n’était plus que de l’intendance, du commerce, de la guerre banale. La partition classique que tous savent jouer de mémoire. Donc une commission de trop qui ne m’apprend rien de plus, qui ne m’apprend rien que je ne saches déjà. Le choc tout à coup. Un témoignage. Il a septante cinq ans et parle de son voyage fou vers la liberté, de ses deux cousins, de leur confiance à la frontière Suisse où ils racontent leur histoire, à bout de souffle, enfin sauvés. Le refoulement. Buchenwald où les deux cousins meurent avant d’avoir atteint vingt ans. Un silence et tout à coup un aveu: «Nous n’aurions pas dû dire la vérité aux douaniers Suisses, nous aurions eu une chance si nous leur avions menti. Mais si nous avons dit la vérité, c’est que la Suisse était un pays neutre, on nous l’avait appris, nous l’avons cru».
Jamais il ne m’était venu à l’idée, jamais une seule fois dans ma vie ne m’avait effleuré l’esprit, que notre différence par rapport aux autres pays d’Europe était ce mensonge, cette neutralité que nous avions affichée comme un étendard, comme un lampe d’espoir dans laquelle venaient se brûler les papillons de nuit. Les papillons que nous avons envoyés en enfer. La neutralité. Notre mensonge. Cette commission de trop m’aura au moins retenu le temps qu’il fallait devant ma télévision pour prendre en pleine poitrine cette vérité que je n’attendais plus et qui fait que je sais aujourd’hui que notre lâcheté a été différente de celle des autres européens, pendant cette période. Et ça m’avait échappé, jusqu’à maintenant. Pourtant, il me revient en mémoire que mon père disait, chaque fois que le monde politique revenait sur le problème de notre neutralité: « tiens, ils reparlent de notre sale neutralité». Il y a donc longtemps que j’aurais pu savoir, si j’avais fait l’effort d’entrer dans sa peine. Je porte donc aussi sur mon passeport une marque que je ne connaissais pas et que personne n’a jamais osé signaler. Notre neutralité, qui, même si elle ne porte qu’un crime à son actif, doit être condamnée. Ce phare qui a servi de leurre doit être définitivement éteint. Le rapport Bergier va peut-être quand même servir à quelque chose.


* Ispolnenie s'est notamment distingué par ses interventions sur le Site Innocent et Largeur.com. Son identité est connue de la rédaction.

Rapport Bergier
Ce rapport, issu de la commission du même nom, emprunté à celui qui l'a conduite, le professeur Jean-François Bergier, est un document devant mettre à plat un maximum de données relatives à la conduite de la Suisse durant la dernière guerre mondiale, vis-à-vis du régime nazi et des victimes de l'holocauste. Ce rapport est disponible on line.

Le journal Le Temps a concocté un dossier touffu sur ce sujet.


©1999 Ispolnenie
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