La force d'un regard

Cédric Matthey

Lorsque se produit la rencontre entre deux univers culturels fondamentalement différents, difficile de savoir quel vecteur de communication utiliser. Souvent, un regard, un coup d'oeil suffit à déclencher une sympathie, une compassion, un désir. Pour l'Occidental que je suis, un voyage en terre asiatique constitue toujours une rencontre, parfois un évitement, rarement une déception.

Fascinante, séduisante, l'évocation d'un sentiment au travers d'un simple regard, permet d'entrouvrir la porte d'un monde inconnu. Pour le voyageur, le regard des gens constitue le carburant du moteur émotionnel qui le guide parmi les méandres de moeurs et de coutumes à mille lieues éloignées des siennes. Un regard en guise de permis d'entrée, une invitation à s'immerger plutôt qu'à s'immiscer, et le contact est noué.

Les gens voient si vous les regardez, et ils regardent si vous les voyez. Dans ma collection de regards figurent notamment ceux de deux jeunes Pakistanaises, voilées et drapées de noir. Seuls leurs yeux émergeaient de cette masse vestimentaire sombre. Lorsque leur regard croisa le mien, instantanément, je vis à travers leurs yeux poindre le sourire qu'elles m'adressaient ! Un éclat d'humanité, un éclair de gentillesse, le regard peut chambouler l'âme et le cœur bien plus qu'un flot de paroles.

Deux regards croisés, l'un observe l'autre. Chacun se raconte une histoire, son histoire. Une petite histoire qui constitue la trame d'une rencontre qui n'aura jamais lieu ou au contraire qui préfigure la fulgurance d'une passion. Se nourrir du regard de l'autre, ne plus s'appartenir à soi, mais échanger une partie de soi.

Le grand écrivain-voyageur suisse Nicolas Bouvier disait que "Le voyage est comme la vie, un exercice de disparition". Pourquoi je voyage ? Pour disparaître, certainement un peu, mais surtout pour réapparaître différemment. Je m'explique. Le regard des gens est un appel. Un appel auquel peut répondre l'indifférence ou la soif de connaître. C'est évidemment cette dernière qui me motive. Regarde qui je suis, ce que je suis, semble me dire ces yeux étranges autant qu'étrangers, rivés dans les miens.

En quittant les lointains rivages d'Asie, j'y laisse une partie de moi-même, et j'emmène dans mes bagages un petit héritage que m'ont laissé les gens de rencontre et de passage. Voilà, peut-être, la base d'un exercice de disparition réussi ! Disparaître, mais laisser malgré tout une trace, si mince soit-elle. Le regard authentique anéantit l'a-priori et la vision réductrice, le cliché facile que véhicule de pseudo-voyageurs, touristes en troupeaux, dont le sens visuel fonctionne comme un appareil photo: Un regard, un cliché, une réalité. Ouvrir les yeux, c'est également libérer son esprit, mettre en éveil les sens de la perception. Pour cela, il faut prendre le temps, et ne pas laisser le temps vous prendre. Une philosophie de la durée qui va de pair avec une saine découverte. Porter un regard, cette belle expression exprime bien une curiosité, une implication. S'impliquer, c'est prendre un risque, mais l'intensité d'un regard peut à tout instant vous faire basculer de l'appréhension à l'apaisante attention.



©2000 Cédric Matthey
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