L'art du voyage


Cédric Matthey

S'il est un mot que je déteste, c'est bien celui d'industrie du tourisme. Car si le tourisme est une industrie, les peuplades croisées par les hordes de barbares en bermudas et chemises à fleurs en constituent la matière première, si je puis dire. Cette matière première-là fait partie intégrante du paysage, sorte de toile de fond humaine, pour le voyageur pressé et désireux de prouver à son entourage..."qu'il y était !"

Mais, pour "voyager vrai", il ne suffit pas de vouloir retrouver les paradis artificiels couchés sur papier glacé. Voyager authentique exige des facultés d'adaptation alliées à une capacité de remise en question personnelle. Le voyage ne doit pas non plus être une fuite. Fuir un environnement routinier, vouloir échapper à ses problèmes ne constitue pas, loin s'en faut, la panacée pour un voyage réussi !

Ne pas fuir...mais aller vers. Le voyage est un appel, un appel à la diversité, au changement, au ressourcement. Voyager vrai, c'est d'abord avoir la ferme volonté de découvrir l'ailleurs. Quel meilleur moyen d'appréhender cet ailleurs est de laisser l'ici de côté. Faire le vide dans son esprit, c'est-à-dire admettre que notre vécu personnel, nos origines, notre mode de vie peuvent être inadaptés aux lieux visités et aux gens rencontrés. Ce savoir-être, s'effacer pour mieux apprécier, peut être inné ou doit s'acquérir d'instinct.

Lorsque vous vous sentez en osmose, même si le terme peut sembler exagéré, avec la contrée visitée et ses habitants, vous êtes incontestablement en situation de "voyage vrai". A titre personnel, je n'ai jamais effectué de séjours à l'étranger de plus d'un mois. Alors, il est vrai que la passion que j'éprouve pour tel ou tel pays, se serait, peut-être, quelque peu affadie si la durée de mes séjours s'était prolongée. Les séjours de durée relativement restreinte vous font vivre l'instant présent plus intensément. Pour paraphraser Serge Gainsbourg, qui à travers la voix de Jane Birkin, faisait susurrer à cette dernière ces paroles révélatrices: "Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve", on pourrait dire que pour que la passion pour une terre, un peuple, perdure...il faut abréger son séjour avant que ce bonheur exquis et passionnel ne se délite au contact de l'habitude, de la routine.

C'est ce bonheur-là, inégalable, qui risque de disparaître dès que l'on se sent "comme chez soi". Parvenir à ce stade signifie la fin du "vrai voyage", où l'on reforme le cocon protecteur du domicile fixe dans cet ailleurs ayant perdu sa part de mystère et d'imprévu. Tissant ensemble une impossible toile dans laquelle se mêle éléments appréhendés et éléments d'abord inconnus, puis digérés par la suite, l'extraordinaire est devenu ordinaire. "Il n'y a pas d'ailleurs", chante Mylène Farmer dans l'une de ses compositions. Notre esprit étant en quelque sorte colonisé par ce qui nous a été inculqué dès notre naissance, par le biais des parents, de l'école et de la société en général, il n'est pas aisé de mettre en veilleuse nos schémas de pensée et de réaction. Ce colonialisme spirituel conduit certains à vouloir à tout prix recréer leur propre cocon sur une terre étrangère, faisant par là-même disparaître cet ailleurs, pour eux peu rassurant.

Or, voyager vrai, c'est souvent comme une photographie sur laquelle le premier plan et l'arrière-plan forment un tout harmonieux. Laisser en arrière-plan son vécu et son mode de vie pour pouvoir entrer pleinement en relation avec ce premier plan, c'est-à-dire les lieux visités et les gens rencontrés. Aucune recette miracle pour entrer en contact; l'interactivité se crée instinctivement dès que l'étranger n'apparaît plus comme un grain de sable dans l'engrenage du parcours balisé, mais comme un être apte à transmettre l'une ou l'autre des facettes de sa culture au voyageur de passage. Bref, l'autochtone ne doit en aucun cas "faire partie du décor", car il est celui qui, avec ses semblables, a façonné et adapté ce décor à ses croyances et à sa sensibilité propres. A ce titre, il mérite le respect et la tolérance.

Voyager vrai implique également de savoir prendre son temps, sans avoir l'impression de le perdre ! Au voyageur stressé obnubilé par le fait d'avoir "raté" un site, un événement, que sais-je encore, on rétorquera qu'un échange authentique favorisera davantage la compréhension mutuelle qu'un alignement abstrait de monuments, d'événements immanquablement frappés du sceau "à ne pas manquer !", déconnectés de la vie du simple citoyen.

Ouvrir tout grand son esprit, son coeur et ses yeux, emmagasiner les émotions, les expériences, les sensations, qui s'imbriquent pièce après pièce pour constituer le puzzle harmonieux de nos découvertes. Riche de cette parcelle de vie, l'être humain-voyageur part en exploration dans les tréfonds de son âme...s'en aller loin, très loin, pour finalement se connaître soi-même.


©2000 Cédric Matthey
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