Primé en octobre dernier du prix de littérature au 1er Salon-concours international de l'Académie européenne des Arts pour sa nouvelle "Sandrine", Claude Charles nous confie ici une nouvelle inédite.


Les veilleuses de l'apocalypse


Les milieux féministes s'étaient organisés.
Dans une arrière-salle d'un petit restaurant du quartier de la gare à Fribourg, cinq jeunes femmes, toutes issues d'un cercle discret et fermé, finissaient leur petit déjeuner. Toutes avaient acquis une certaine notoriété dans le pays, mais personne n'aurait imaginé qu'elles se connaissaient personnellement et qu'elles avaient été investies d'une mission bien étrange, infiltrer le monde bancaire, les médias, les hautes écoles, les corps constitués et permettre à un groupe clandestin et élitiste de s'emparer des pouvoirs réels en Suisse. Toutes avaient trouvé dans l'accomplissement de leurs missions, un sens à leurs vies.  

L'année 1999, avait été placée sous le signe du mysticisme. Depuis l'année 1970, il y avait eu comme un changement de tonalité dans la musique de l'univers, mais personne ne s'en était aperçu.  

On était entré dans une époque nouvelle, que des astrologues expliquaient par le phénomène de la précession des équinoxes. L'ère des Poissons, commencée vers l'an un après Jésus Christ devait céder le pas à l'ère du Verseau.
Un grand cataclysme se préparait.
Depuis quelques temps, il y avait de signes. En Valais par exemple, des avalanches étaient descendues dans des couloirs inhabituels, mais personne n'avait vraiment fait attention à ce détail.
Les signes ne s'étaient pas limités au pays, dans les Balkans, on avait vu réapparaître des opérations d'épuration ethnique et des viols collectifs, on avait assisté dans toute l'Europe à des holocaustes d'avortements et à une recrudescence du sida, la nouvelle peste, tout cela avait une authentique qualité préapocalyptique.  

Après la chute du mur de Berlin, l'économie libérale s'éclatait. tout était challenge, il fallait se dépasser dans le sport, dans les affaires, dans sa profession, dans les relations amoureuses. Il y avait deux sortes de personnages, ceux qui travaillaient encore et qui s'accrochaient à leur poste de travail, à la limite de leurs forces, au point, parfois, d'abandonner leur identité, les autres, les chômeurs, les assistés qui se recroquevillaient sur eux-mêmes dont l'existence était un dessèchement progressif, un étouffement dans une prison toujours plus étroite, dans laquelle ils végétaient.  

Beaucoup souffraient de mal de dos, d'eczéma, de psoriasis, d'ulcères d'estomac, de sciatiques rebelles à tous médicaments.  

La médecine était devenue holiste, elle ne se contentait plus de soigner les effets, mais voulait soigner les causes et jamais on n'avait vu fleurir autant d'homéopathes, d'acupuncteurs, de réflexologues, de naturopathes, de praticiens de shiatsu et du reiki; leurs cabinets ne désemplissaient pas.  

L'insécurité augmentait dans les banlieues.
Dans les écoles, le racket, la bastone, la castagne avaient fait leur apparition et les relations entre les maîtres et les élèves s'étaient détériorées.  

Au théatre, au cinéma, dans les spectacles de variétés, les grands comiques avaient disparu.  

Les jeunes gens vivaient dans l'instable, le précaire, le provisoire.  

Pour oublier leur anxiété, ils se réfugiaient dans des raves parties interminables, où ils dansaient frénétiquement au son de mélopées d'où avait disparu toute ligne mélodique. Ils consommaient beaucoup d'alcool, d'héro, de produits divers, ils portaient des tatouages, des pièces de métal dont ils se décoraient les ailes du nez, le lobe de l'oreille, les seins, les parties génitales. Ils y en avaient qui roulaient à fond la caisse sur l'autoroute en écoutant des cassettes assourdissantes.  

Les plus âgés fuyaient dans les matchs de football, les lotos, les machines à sous, la bouffe, les séries télévisées américaines, la lecture de la presse de boulevard. Des jeunes filles, appliquées et perfectionnistes, qui avaient des problèmes avec leur corps se réfugiaient dans l'anorexie.
D'autres, dans le cadre de groupes anonymes et discrets tentaient de se libérer de dépendances aussi diverses que la boulimie, la consomanie, les boissons alcoolisées, les stupéfiants.  

Les églises étaient de moins en moins fréquentées.  

Pourtant il y avait comme une aspiration à un spiritualité alternative, une réalité fluide, un style de vie, un état d'âme, un réseau de groupes informels avec des intérêts communs :
La croyance à la réincarnation, aux philosophies orientales, à l'occultisme, aux médecines parallèles.
Il y avait comme un appel vers une autre réalité, une restauration de l'intuition comme une autre logique fondée sur l'interprétation des émotions.
Il n'y avait pas de vérité absolue, mais tout le monde s'accordait à dénoncer le matérialisme de la société de consommation, la fermeture et l'obscurantisme de la culture laïque.  

Le pape avait vu venir, il avait désigné un philosophe comme nouvel évêque en Suisse romande...  

L'angeologie était revenue à la mode. L'idée de posséder son propre ange gardien séduisait
beaucoup de personnes. Dans leur ultramoderne solitude, beaucoup s'étaient tournés vers ces êtres immortels, supérieurs, immatériels, d'une parfaite beauté, asexués, divinités des seuils, non dépourvus d'humour.
Leur moyen de communication préféré était l'accident, l'événement fortuit. Dans les réseaux infinis des chaînes de causalité, ils encadraient les passages, opéraient les bifurcations, les aiguillages, les choix d'itinéraires en prenant l'apparence du hasard.

Génies de la communication, ils étaient à l'aise à l'ère de l'ordinateur et se déplaçaient à la vitesse de la lumière.  

Les cinq jeunes femmes, liées par une amitié indéfectible s'étaient toutes spécialisées dans des secteurs différents.
FIF, la zürichoise, avait choisi le monde des arts plastiques. C'était la rêveuse, sous des abords fantasques et ludiques, elle avait une conscience aiguë du monde. Elle avait d'abord embrassé une carrière de graphiste, puis s'était fait un nom en raflant prix artistiques et bourses fédérales. Elle avait été nommée directrice artistique d'une grande manifestation prévue pour l'an 2001, mais avait brusquement démissionné, en laissant cependant son empreinte et un étrange projet du pavillon des églises, une arteplage de l'ange, soit dans sa figure positive de l'ange gardien, soit dans sa figure négative du dragqueen.  

LYT était l'intellectuelle du groupe. Elle formait les futurs théologiens à l'université de Genève. elle travaillait dans le domaine le plus difficile à infiltrer, celui de l'enseignement supérieur. Elle s'était attaquée à un mythe aussi gigantesque que les notions de péché et de culpabilité, trainées depuis 2000 ans par la culture judéo-chrétienne. Pour elle, il n'y avait pas de péché, mais seulement la misère de l'être humain coupé de Dieu.
Elle essayait de développer une nouvelle morale. Elle combattait la honte sous toutes ses formes...
Elle essayait de déculpabiliser, elle traquait les hontes, les hontes invisibles des banquiers faillis, des enfants abusés, des mères injuriées, des soldats émasculés, des fils et des filles de prostituées. Elle tentait de recontituer une nouvelle hiérarchie des valeurs, mais sa tâche était aussi ardue que le déplacement de montagnes.  

RUE, l'appenzelloise, avait choisi la voie de la politique. Avocate d'affaires, elle s'était fait élire au gouvernement, à l'encontre de tous les pronostics, en ensorcelant le parlement. Et en usant d'une mobilité d'esprit exceptionnelle...
Son élection n'avait tenu qu'à une voix, celle précisément qui faisait toute la différence. Son art était grand, puisqu'elle avait réussi à faire croire qu'il s'agissait du hasard seulement.  

ROS, la quatrième était la plus mignonne. Journaliste et productrice de radio, elle s'était attaquée au monde des médias. Elle avait une grande expérience dans les domaines de la communication et de l'écoute, et avait pendant plusieurs années animé une émission populaire, dans laquelle chacun pouvait raconter ses malheurs à des milliers d'auditeurs. Elle était passé maître dans la manipulation des philtres d'amours et était une des rares psychologues à avoir une connaissance intuitive de << l'amour naissant >>, du magnétisme, des attirances réciproques, de la séduction, des affinités subtiles, de la magie des regards. Elle savait provoquer l'ensorcellement des mortels, pour qu'ils tombent dans l'incandescence, le vertige, la panique, la chute dans l'infini. Elle savait sécuriser, en distillant dans la créature qu'elle manipulait des sentiments extraordinaires de plénitude.
Elle seule possédait les clefs de l'inaccessible, des relations fusionnelles, de la lumière.  

NAT, la banquière, avait une voix un peu rauque et les cheveux blonds comme les blés. Perfectionniste et volontaire, elle avait grimpé, un à un les échelons d'un monde, où les femmes étaient difficilement admises à partir d'un certain niveau de la hiérarchie. Pour arriver à ses fins, elle avait verrouillé sa vie privée et s'était enfermée dans l'austérité et dans un système d'habitudes et de rituels qui la protégaient.
Elle évoluait dans le quatrième cercle de l'Enfer, là où les mortels ont les yeux rivés sur l'or. Les produits dérivés et l'analyse financière n'avaient pas de secrets pour elle.
Craignant cependant d'être désincarnée, dans le monde feutré de la finance, elle était coquette, attachait un intérêt particulier à son look, à ses vêtements qu'elle changeait quotidiennement, à son aspect qu'elle voulait flamboyant. C'était sa façon à elle de compenser et de garder l'équilibre.
Elles ne se réunissaient qu'une nuit par mois pour faire le point de leurs missions. Aucun journaliste d'investigation n'avait jusqu'à ce jour imaginé le fil rouge qui les reliait et personne ne se serait douté de leur complicité.  

Mais ce matin là, il se passait quelque chose de particulier.  

L'aube se levait sur un nouveau jour. On approchait du XXIe siècle, derrière les Alpes on entendait comme un grondement sourd. Le jour approchait, où le soleil allait devenir noir et le sol se parsemer de cailloux blancs.
Les acteurs de l'apocalypse préparaient leur entrée dans le troisième millénaire.   Les sauterelles, les scorpions, les faux prophètes, les quatre cavaliers, la Bête et son chiffre, les vingt-quatre vieillards, le dragon rouge. Tout se préparait dans les coulisses.
Gog, prince souverain de Mésoc et de Tubal et Magog, tous deux princes pilleurs attendaient qu'on leur donne le signal de départ.  

Les médias n'avaient rien vu venir, préoccupés qu'étaient les journalistes par le bug, ce dérèglement possible des ordinateurs dans la nuit de la St.-Sylvestre, l'écologie, les krachs boursiers éventuels, les nouvelles pantalonnades d'un président des Etats-Unis, la reconstruction du Kosovo.  

La Suisse somnolait.  

Une porte s'était ouverte, que personne ne pourrait refermer.  

Et comme RUE l'avait dit à la presse, le jour de son élection :
<< Maintenant, on allait en voir de toutes les couleurs >>.  



©1999 Claude Charles
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