Primé en octobre dernier du prix de littérature au 1er Salon-concours international de l'Académie européenne des Arts pour sa nouvelle "Sandrine", Claude Charles nous confie ici une nouvelle inédite.


La mésange bleue


Florent, journaliste au "Temps" et ancien play-boy traînait derrière lui une réputation de cavaleur, mais cette réputation était surfaite.
Il avait connu Agnès lors d'un vernissage. Il l'avait revue deux ou trois fois; ce jour-là, il lui avait donné rendez-vous pour aller visiter un site romain.
Il n'avait pas de plan de conquête préétabli en tête, il avait tout simplement du plaisir à la compagnie de la jeune femme.

Agnès était informaticienne, mais elle écrivait de la poésie et elle s'était acquis un certain renom dans ce domaine. La presse locale louait son sens du rythme, sa prosodie ondoyante, son style chatoyant.

Ils avaient ressenti d'abord un sentiment de grande proximité et une attirance physique réciproque. Puis s'était installée entre eux une sorte de complicité, c'était comme s'ils avaient été du même village.
Elle avait un petit nez, les sourcils arqués, le front légèrement bombé, les lèvres charnues.
Au fond de ses grands yeux bruns brillaient des paillettes d'or. Elle avait les cheveux teints en roux.
Elle portait un pull moulant, une croix égyptienne en or autour du cou.
Anxieuse de tempérament, un peu timide, elle compensait en aimant rouler dans des voitures rapides et puissantes.

Il avait commencé par lui balancer quelques compliments, avait fait de l'humour. Elle avait répondu à sa manière. Puis, ils étaient entrés dans une sorte de joute verbale, il y avait eu entre eux comme une espèce de surenchère dans la conversation.
C'était à celui qui serait le plus cynique, le plus provocateur, le plus affranchi.
Ils étaient entrés dans une sorte de "jeu de rôle". Chacun voulait montrer jusqu'où il pouvait aller trop loin.
Elle avait commencé par lui dire :
- Vous êtes un des rares hommes avec qui je pourrais m'envoler.
Puis, elle avait ajouté :
-Avec vous, je pourrais avoir une aventure amoureuses, mais une aventure purement physique, brève, sans lendemain. Je pourrais ensuite vous donner une note et vous dire à quel animal vous m'avez fait penser.

Elle riait, en faisant trop.
Puis, se rendant compte tout à coup, qu'elle avait été trop loin, elle essayait de se protéger et ajoutait :
-Bien sûr, cela ne pourrait se passer ni dans un hôtel, ni dans une voiture, j'ai horreur de ces lieux pour faire l'amour.
Elle voulait le provoquer, se prenait au jeu comme les jeunes filles de bonne famille, élevées au couvent, qui parlent d'un manière un peu précieuse et lâchent tout à coup une expression vulgaire ou polissonne, pour faire contraste, elle s'était mise brusquement à parler sur un ton qu'elle voulait provocant. Il lui avait dit, pour rester dans le même registre :
-On pourrait essayer de se caresser.
Elle avait répondu :
-On pourrait essayer, mais après j'aurais peut-être envie de baiser. Elle insistait sur le mot "baiser", qu'elle prononçait d'un ton badin et détaché.

Elle le poussait à bout, mais elle était sûre qu'il n'oserait pas traverser le ligne de démarcation, en arriver au passage à l'acte.
D'ailleurs, il conduisait la voiture et on était sur l'autoroute.
Pour faire monter encore la tension, elle avait ajouté :
-On ne se protégerait même pas, je prends la pilule et j'aime sentir mon compagnon jouir en moi, m'arroser tout au fond dans des territoires qui sont toujours secs.

Quand il était sorti pour prendre un chemin de campagne, elle avait demandé :
-Où m'emmenez-vous ?

Elle était sûre qu'il n'oserait rien.

Il avait arrêté la voiture et ils étaient allés à pied sur un petit promontoire, d'où l'on voyait seize villages accrochés au flancs du Jura.
Puis ils étaient allés visiter la maison de campagne de Florent qui était déserte..
Il avait mis de la musique, les Quatres Saisons de Vivaldi. Il avait raconté son voyage en Grèce, elle avait raconté la mort de son frère qui avait eu un accident de moto.

Ils s'étaient attendris, ils avaient ri et puis brusquement, il y avait eu comme un changement de tonalité.

Un ange avait passé.

Ils étaient devenus silencieux.

Elle était devenue grave, le regard lointain, comme celui des personnages de films de vampires.

Elle avait enlevé son pull, parce qu'il faisait trop chaud, disait-elle.
Il avait remarqué qu'elle avait gardé les dessous de bras pileux et qu'on apercevait là, une petite goutte de sueur, qui faisait comme une perle accrochée à un poil.

Tout à coup, il s'était approché, il l'avait embrassé longuement.
Ses baisers avaient un goût de miel.
Elle s'était levée et était allée pousser le verrou de la porte.
Et puis, Eros avait pris la direction des opérations.
Leurs gestes étaient devenus brusquement pulsionnels et mécaniques.

Il avait pris la main de la jeune femme et les lui avait posées sur la boucle du ceinturon qu'elle portait, une copie en bronze d'un ceinturon original découvert dans un tombeau néolithique.
Il l'avait embrassé de nouveau et tout à coup, elle avait décroché le ceinturon, elle s'était comme "décadenassée".

Très vite, ils s'étaient déshabillés.

Tout se passait maintenant dans les registres de l'émotionnel et de l'extraordinaire.
Ils avaient débordé des structures, ils avaient gagné les territoires interdits. Ils avaient accepté de prendre des risques, ils avaient suspendu le temps.

Maintenant, il s'examinaient et comme ils avaient envie l'un de l'autre, ils voyaient leurs corps harmonieux.
Elle sentait bon.
Il l'avait longuement caressée et il s'était aperçu qu'elle mouillait de désir.
Et puis, il l'avait pénétrée.

Leur étreinte avait été violente, mais pas brève, elle avait duré suffisamment longtemps, pour qu'ils puissent conclure, arriver dans les étoiles presque en même temps.

Enfin était venu l'apaisement.

Ensuite, ils étaient restés couchés côte à côte, une heure au moins, sans rien dire.
La pièce était parfaitement silencieuse.
Cependant, dehors à un moment donné, on avait juste entendu le bruit d'une voiture qui ne voulait pas démarrer. Le conducteur insistait, tirait sur le démarreur, mais le bruit devenait de plus en plus faible, puis il avait fini par s'arrêter. Cela avait été comme les phases d'une agonie.

Vers six heures, ils étaient repartis.

Dans la voiture, elle ne disait presque rien. Elle avait juste murmuré :
-C'est la première fois que j'ai trompé Eric, je vivais avec lui depuis huit ans, mais ces derniers mois, il n'y avait plus de communication entre nous. Nous vivions comme des étrangers.
Je suis triste, mais je ne regrette rien.

Ils savaient cependant tous les deux, qu'une relation suivie était impossible. Il était marié, elle vivait avec cet ami.
Il savait que cela avait été un accident, qu'elle ne l'aimait pas d'amour profond qui aurait tout remis en question. Il savait qu'elle s'était comportée avec lui comme la mésange bleue, femelle monogame qui s'accouple parfois furtivement avec des mâles de passage, sans que les ornithologues aient pu en expliquer la raison. Il l'avait ramenée jusqu'au parking du Lac et il avait ajouté en la vouvoyant de nouveau :

-Je vous vois demain à votre séance de dédicace, vous vous rappelez que vous m'avez invitée..

Elle lui avait fait signe de la main; elle avait l'air d'une petite fille.


***

Florent avait hésité avant d'aller la voir le jour suivant.
Le village était très difficile d'accès, la réunion avait lieu dans la maison communale. Sur le parking il y avait déjà des voitures marquées "presse". L'éditeur avait épinglé un petit écriteau sur une grosse porte de chêne sculpté.

A l'intérieur se pressaient déjà une trentaine de personnes, essentiellement des amis d'Agnès, des voisins venus en famille avec leurs enfants.

Un feu de sarments brûlait dans une vaste cheminée. Ca sentait bon, la résine de sapin. On avait disposé deux tables, l'une était couverte de livres et d'extraits de journaux; Agnès était assise à l'autre table.
Quand Florent était entré, elle avait d'abord baissé les yeux, puis elle avait esquissé un sourire. Il avait acheté un des recueils puis s'était résolument avancé vers elle et pour se donner une contenance l'avait embrassée sur les joues, trois fois, comme cela se pratique en Suisse.

Elle avait réfléchi longtemps, puis avait écrit sur la page de garde du recueil, d'une petite écriture serrée :

Florent, le loup blanc
Un compagnon de fortune

Puis comme si elle devait placer son comportement de la veille dans un autre registre, elle avait ajouté :

A celui qui m'a aidé à aimer la vie
Je ne l'oublierai jamais.

Ensuite, Florent s'était éloigné car d'autres lecteurs se pressaient maintenant autour de la table.
Comme il ne connaissait pas beaucoup de monde, il s'était machinalement dirigé vers le buffet qui était varié et abondant.
L'ambiance était chaleureuse et bon enfant.
On entendait des gens plaisanter.
Des vignerons s'étaient joints au public et émettaient des jugements définitifs sur les vins qui étaient servis.
L'ami d'Agnès servait à boire; il était beau, il avait l'air intelligent. la maman d'Agnès avait confectionné des gaufres et des croissants au jambon. Florent ressentait comme un sentiment d'étrangeté.
Il se sentait en porte-à-faux, il percevait comme un malaise.

Une fois de plus, il avait tenté de retrouver la plénitude promise à l'aube de sa vie, une fois de plus, il avait sauté dans un vide qui lui ressemblait.
Tout à coup, il se sentit comme aspiré, comme dans un entonnoir.
Il eut l'impression qu'il étouffait.
Il se percevait comme un corps étranger.

Il prétexta un rendez-vous oublié et s'enfuit précipitamment vers sa voiture.
Il démarra, redescendit vers la plaine à travers les petits chemins qui sillonnaient les vignes.
Dans le poste, sur Radio Nostalgie, on entendait un blues de Syndey Bechet.
Il s'aperçut qu'il pleurait.


***


©2000 Claude Charles
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