Rivet

Carole Pellouchoud

Une semaine que j’hésitais, oubliais, renonçais. Je savais pourtant qu’il fallait que j’y aille, que je le fasse. Ce matin, j’ai pris mon courage à deux mains et mon pantalon sous le bras.
Il y a sans doute des milliers Mister Minit dans le monde, tous habillés de rouge et coincés derrière leur comptoir. Personne ne remarque jamais la petite étiquette blanche accrochée à leur tablier. Ce sont tous des Mister Minit, tous rouges, et tous polis. Le Mister Minit exerce pourtant une activité dont l’importance se mesure très souvent au service fourni. Les femmes à talon ont recours à lui pour réparer le support de leur féminité, ce petit rien qui cambre leurs reins. Les hommes préfèrent lui confier leurs clés, celles dont ils voudraient confier un double à leur maîtresse. Et puis il y les jeunes filles qui errent, désemparées, leur pantalon sous le bras.
Un petit rivet métallique. C’est tout ce qu’il manquait. Juste là, le deuxième. Il avait dû s'en aller un soir où la pression était trop forte. Il restait un vide insupportable pour les quatre autres. Un vide insoutenable pour mon bas-ventre. Un vide qui laissait entrer les courants d'air et me hérissait le corps.
Malgré le rouge, je le pris pour un médecin. L’oeil mélancolique, je lui confiai mon mal, espérant de tout coeur qu’il puisse m’aider. Je ne fus pas déçue. Dès qu’il prit en mains mon vêtement, je sus qu’il ferait tout pour me satisfaire. Qu'il me comblerait. Il le prit délicatement, effleurant les rivets métalliques, les faisant tourner un à un. Puis sa main s'arrêta sur l’espace vide. Il caressa doucement le tissu vierge et fronça les sourcils. Je sentis tout mon corps frissonner. J’étais entre ses mains. D’abord il referma le pantalon afin de placer le trou en face de l’emplacement où le nouveau rivet allait être fixé. Puis, de ses doigts bruns et charnus, il prit un crayon, en suçota le bout puis l’enfonça brièvement dans la fente pour marquer la place. Alors que la mine tournait encore, il releva la tête et me regarda en souriant. De délicieuses ridules donnaient à son regard une divine sensualité. Une dentition parfaite. Un bel accent du Sud. Je ne pouvais plus détacher mon regard de ses mains. Je le regardai faire, consentante. Il ôta le crayon, et déboutonna. Lentement. Très lentement. En quelques secondes, il plaça le bouton, l’ajusta, le tortilla, puis s’arrêta pour regarder. Je me sentais à demi nue, totalement impuissante. Mes mains étaient moites. Après avoir reboutonné mon pantalon, il passa son majeur entre chaque espace, jusqu’au bout. Son doigt s’enfilait avec délicatesse. Le bruit de sa peau frottant le tissu m’acheva. Alors qu’il me tendait mon pantalon et que, toute tremblante, je cherchai un peu de monnaie, il posa sa main sur la mienne et me dit, avec un grand sourire et des yeux rieurs, "C'est un cadeau... "
En effet, ça l’était.



©2000 Carole Pellouchoud
Page principale