Lettre à la magicienne

Claude Charles

Je me remets lentement des effets d'un ouragan.
On dit que le temps efface tout. En ce qui me concerne, rien n'a été effacé. Les souvenirs ressurgissent à l'improviste, au gré des situations les plus banales de la vie courante.

C'est comme si c'était hier...

Un jour d'avril, j'ai brusquement perdu la faculté de marcher. J'ai pensé d'abord à un faux mouvement, à une entorse, puis j'ai dû me rendre à l'évidence, je me paralysais lentement. Après trente mètres de marche, je m'écroulais. J'étais comme un oiseau qui a brisé l'une de ses ailes.

Les nombreux médecins que j'ai consultés, se sont déclarés impuissants à me tirer de là. Ils ont baissé les bras.
Ils m'ont envoyé dans un grand hôpital blanc et m'ont confié à toi, la magicienne, la petite kinési au physique de top modèle.
Le mal progressait, il fallait multiplier les séances.
C'était l'époque des congés, il n'y avait pas beaucoup de monde dans le service, ta seule mission était de t'occuper de moi. Tu représentais le seul espoir de recouvrer ma liberté.

Tout se déroulait selon un rite immuable. Tu arrivais, tu enlevais la partie supérieure de ta tunique, tu me montrais tes bras nus et tes mains aux ongles coupés ras pour ne pas m'écorcher. Puis tu faisais de moi un pantin désarticulé. A la fin, immuablement, je devais tenir la jambe tendue, tu plaçais ma cheville sur ton épaule et tu te redressais degré par degré en m'arrachant des grimaces de douleur.

Nous nous fixions les yeux dans les yeux, tu souriais, tu m'envoyais des clins d'oeil, tu faisais le clown, puis souvent cela finissait en éclats de rire.

Le temps passait, mes visites de plus en plus nombreuses coupaient agréablement la grisaille de mon quotidien.

Au fil des jours, nous nous racontions nos week-ends. J'apprenais que tu n'avais pas de compagnon ou d'ami, que tu vivais une vie assez austère en compagnie de ta soeur, que tu étais très enracinée dans ton canton natal, que ton frère était ambassadeur, que ton père avait un hobby, une petite vigne qu'il faisait cultiver, que petite fille tu avais pris des cours d'accordéon, ce qui était assez surprenant.

Les dimanches tu faisais de la natation avec ta soeur, l'hiver du ski et de la varappe, tu disais << de la grimpe >>.
Tu disais aussi :
- Je suis catholique intégriste et j'en suis fière.
Ta vie affective semblait s'être concentrée sur tes malades, ces personnages impressionnants, gravement handicapés, que je croisais dans les couloirs au gré de mes pérégrinations.
Tu avais à mon égard une sollicitude tendre, comme si tu pressentais ce que représentait pour moi l'horreur de ne plus pouvoir me déplacer.
Tu t'inquiétais constamment de ma santé, tu t'intéressais à ma musculature, à la forme de mes mains, à mon emploi du temps, à ma chienne, à mon ordinateur.

Tu voulais que je m'inscrive à un cours de soins continus.
Tu disais :
- J'y travaille, on pourrait se voir et manger tous les jours ensemble pendant trois semaines.

Parfois, tu effectuais contre le mur des démonstrations d'exercices, tu déployais, sous mes yeux, tes longues jambes effilées.
Je faisais semblant de ne pas avoir compris tes explications, pour avoir le plaisir de te faire recommencer et te contempler un peu plus longtemps.
Ta naïveté me désarmait.

On dissertait sur les sujets les plus divers, le chamanisme, les images subliminales en publicité, la philosophie de St.-Thomas, l'amour fusionnel.
On refaisait le monde.
Lorsqu'on abordait des sujets politiques, tu devenais toute rouge, tes narines frémissaient.

Je ne faisais pas beaucoup de progrès, mais tu devenais la seule à pouvoir apaiser mes tensions.

Un jour, que tu avais la grippe, je t'ai fait envoyer des roses à ton domicile privé.

Le lendemain tu m'as dit :
Il ne faut pas que je vous plaise, je dois d'abord vous soigner.
Tu es arrivée sans tes lentilles de contact, munie de petites lunettes cerclées de métal, habillée avec de gros bas de laine. Comme si ça avait pu changer quelque chose à l'attrait que tu exerçais sur moi !
Une sorte de langage codé s'était établi entre nous. Tu restais évasive, mystérieuse, silencieuse, tu rougissais, tu ne quittais pas mon regard..
Les semaines s'écoulaient et ne se ressemblaient pas, parfois tu redoublais de tendresse.

Un jour tu m'as emmené dans une salle isolée. J'ai dû me coucher sur le dos, la jambe droite fléchie. Tu t'es assise, tu as pris ma jambe à bras-le-corps, et tu l'as tirée contre toi.
J'ai senti que tu n'avais pas mis de soutien-gorge..
Puis tu as posé ma jambe sur ta cuisse, et tu as glissé ton buste vers moi.
Nous étions imbriqués l'un dans l'autre.

J'aurais dû avoir une réaction purement physiologique, c'est l'affectif qui a réagi. Tout à coup, cela a été comme un éclair.
J'ai retrouvé en un instant l'univers de la fascination, des amours naissantes, du magnétisme, nous étions en résonance l'un avec l'autre, coupés du monde extérieur, dans un état de panique mais aussi de bonheur absolu.

Je me suis retrouvé comme ébloui, en état de dépendance.
Tu es restée immobile, le regard plongé dans le mien.
Nous étions silencieux, comme électrisés.
Cela a duré deux à trois minutes, sans que nous échangions un seul mot.
Il me semblait détenir une parcelle de toi.
Puis, tout s'est arrêté. Tu as dit :
- On est fou.
Tu t'es recroquevillée sur ton tabouret.
La petite kinési orgueilleuse, intransigeante, méticuleuse est devenue un personnage faible, secret.
On aurait dit que tu voulais que je te consacre tout mon temps, que je te dise que tu étais indispensable.
Tu avais besoin d'être sécurisée.
Puis tu t'es mise en colère contre toi-même, tu as repris le contrôle de ton comportement.

Dès ce moment, tu es devenue très importante.
Dès ce moment, tu es devenue la plus mignonne catholique intégriste de la planète.

Dès ce moment, nous avons renoncé à nous défendre.
Dès ce moment, nous avons été atteints de vertige. Tout a basculé.
J'ai déplacé le centre de gravité de mon existence, tu as déplacé le tien.

Dès cet instant, tout est devenu merveilleux.
Nous sommes entrés dans la période extatique de notre relation.
Tu es devenue dépendante à ton tour.
Tu es devenue soumise, sans t'en rendre compte.

Mais dès cet instant, tu as essayé aussi de t'en sortir, car notre histoire était devenue infraction, subversion, excès contraire aux règles déontologiques de ta profession, contraire à tous les usages.

Nous étions entrés dans le jardin des amours interdites.
Dès cet instant, je me suis senti comme pris dans une souricière, je voulais aussi m'en sortir car j'avais l'impression de te faire du mal, de contrarier tes projets les plus secrets et puis je ne comprenais pas, j'avais côtoyé des dizaines de jeunes femmes aussi ravissantes les unes que les autres et je n'avais témoigné à leur égard qu'une admiration lointaine et distraite, mais toi, ton image ne pouvait pas me quitter.

Et le ciel s'est assombri.
Un jour, pour que je n'arrive pas en retard, tu m'as laissé ta place de parc dans l'emplacement de la cour réservé au personnel. L'événement a fait le tour du service. J'ai dû affronter, dans les couloirs, les regards obliques des infirmières et de tes collègues.

Et pour ta famille, je suis devenu l'ennemi public numéro un.
Ta grande soeur disait de toi :
- La petite est complètement givrée, elle s'intéresse à un gars qui est agnostique, qui n'est pas libre, qui a trente ans de plus qu'elle et pour couronner le tout, c'est un de ses malades et dans quelques mois il finira en fauteuil roulant.

Elle ajoutait :
- Ce n'est pas un homme convenable.
Je suis devenu l'homme à abattre.
On a commencé à avoir des discussions interminables, à ergoter.
On s'est enfermé dans nos prises de positions respectives.
Tu pensais :
- Je ne veux pas devenir l'amie de l'ombre, je ne veux pas passer mes week-ends à attendre un téléphone.
Tu as commencé à devenir agressive, à me maltraiter.

Aussi curieux que cela puisse paraître, je me suis mis à aller mieux sur le plan physique, ma maladie a commencé à régresser.

J'ai essayé d'expliquer que si nous maintenions cette situation, nous nous détruirions, qu'il était plus raisonnable d'espacer, qu'il valait mieux que je reste sur le quai et que je laisse partir le train.
On allait essayer de se quitter... au moins pour un mois, après on verrait.

La dernière séance a été atroce, tu jouais à la grande dame mais tu avais le même regard affolé que celui de ma première petite chienne, quand je l'avais conduite chez le vétérinaire pour la faire euthanasier..

Je suis parti, sans me retourner, sans te faire un signe, car si je l'avais fait je n'aurais pas pu te quitter.
J'ai serré les dents, j'ai fait comme ceux qui arrêtent de fumer, j'ai compté les jours.
En août, je suis parti en vacances pour la Côte Atlantique. Un samedi, je t'ai envoyé une carte postale, j'ai éprouvé un besoin compulsif de te donner de mes nouvelles.
J'avais écrit :
- Je continue à bien aller.
Tu es toujours unique.
J'espère que l'été brille pour toi.

* * *

Je voulais te revoir à mon retour.
Le lendemain, ça a été le crash, j'étais sur la plage, j'ai eu comme un éblouissement, tout est devenu de plus en plus petit, puis de plus en plus grand, puis de plus en plus petit, j'ai senti comme la patte d'un éléphant qui pressait sur ma poitrine, puis je me suis évanoui et je me suis réveillé dans l'hélico du Samu. On me perfusait.
Je venais de faire une crise cardiaque.
Après vingt jours de soins intensifs, je me suis fait rapatrier par avion sur Genève, où j'ai fait deux mois de rééducation.

Je n'ai plus voulu reprendre contact avec toi, je n'ai pas voulu que tu saches ce qui m'était arrivé.
Je me sentais encore moins convenable que jamais.
Je ne voulais pas t'entraîner dans une situation glauque et vaseuse, j'ai voulu t'oublier.

* * *

Les mois ont passé, trois ans ont passé. Je suis complètement guéri.

- Hallucinant, dit Jean-Philippe mon médecin, les disques intervertébraux se sont reconstitués, en ce qui concerne le coeur, il n'y a plus de cicatrice perceptible à l'électro.
On dirait que l'on vous a donné une potion miracle.

J'ai voulu t'oublier, j'ai voulu me débarasser de toi.
Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement d'une magicienne.
Tu m'as fait renaître.
Tu as été mon dernier recours.
Il existe entre toi et moi des affinités subtiles, des correspondances mystérieuses.

Il m'arrive parfois de traverser en voiture le quartier du grand hôpital blanc.
J'ai envie de m'arrêter, de faire quelques pas sur le trottoir, mais je n'ose pas. Mon coeur deviendrait si gros, qu'il risquerait d'éclater comme sur la plage de St-Jean-de-Luz.

J'ai repris mes activités. Tu es probablement mariée, la petite magicienne, tu as peut-être des enfants. Tu en voulais quatre.

On s'était donné rendez-vous dans les étoiles.

On s'est manqué de peu.

On s'est manqué de trente ans.

Luc.

* * *



©2000 Claude Charles
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