HOPITAL DE ZONE - VENDREDI - MIDI QUINZE

Claude Charles

J'ai toujours une espèce de pressentiment, chaque fois que je vais être en présence de la mort.

Ce jour-là, il faisait beau et je me préparais à sortir mon bateau, après avoir expédié deux ou trois rendez-vous.

J'éprouvais, cependant, un sentiment d'étrangeté.

Tout à coup est venu comme un appel au secours.
Le téléphone a sonné, c'était une jeune cousine lointaine que je n'avais pas revue depuis des mois.

Une vois rauque et saccadée.

- J'ai hospitalisé maman hier, c'est grave, elle fait une pneumonie, elle ne réagit plus aux antibiotiques, elle est perdue.
Je suis seule à l'hôpital, j'aimerais que tu viennes.

En présence de ce genre de demande, souvent, j'essaie de biaiser, de minimiser, d'esquiver les difficultés.
Mais là, je suis pris de court.

Sur l'autoroute, j'essaie de retrouver mes esprits.
Pourquoi Josée s'est-elle adressée à moi ? Je ne suis pas son seul parent.
Elle s'est peut-être affolée.
C'est très difficile pour les médecins de faire un pronostic précis.
La dernière fois que j'ai eu à affronter ce genre de situation, c'était à la mort de mon frère, on le donnait pour perdu, il a encore vécu trois mois.

Je vais calmer le jeu, la rassurer puis on avisera sur ce qu'il y a lieu de faire.

Hôpital de Zone, quatrième étage, service des soins intensifs.

J'ai la bouche un peu sèche.

Personne dans les couloirs, je dois décliner mon identité devant une porte à deux battants qui s'ouvrent latéralement.

Renée est à gauche, dans le coma, couchée de biais, comme écartelée sous les draps, perfusée au-dessus de chaque main, un tuyau dans le nez.
Elle respire difficilement, garde la bouche ouverte.
Elle a le teint gris.
Je l'avais connue maigre, on dirait qu'elle est comme gonflée.

Au pied du lit, Josée, en pleurs, est effondrée.
Je la prends dans mes bras. Je dis "courage", puis je ne dis plus rien.

On ne s'habitue jamais. C'est toujours comme ça, au bout d'un moment on ne sait plus quoi dire.

Au milieu, en face du lit. Une vitre.

Derrière la vitre, à droite, une très jeune infirmière surveille un appareil comme un poste de télévision.
Sur l'écran, un prompteur trace une courbe sinusoïdale.
Au coin, des chiffres apparaissent à intervalles réguliers.

94, 90, 92 ...

On contrôle électroniquement l'approche de l'événement.

La petite surveillante est ravissante, elle a un nez busqué, un profil de princesse, une queue de cheval.
Elle chevauche un haut tabouret, elle s'est déchaussée, elle a l'air d'une écolière appliquée et me jette de temps en temps un regard furtif.

Renée a une respiration de plus en plus irrégulière, on dirait qu'elle va s'étouffer.
Elle cherche de l'air.
Elle a comme des soubresauts.

Sa fille m'a pris la main, la situation devient insoutenable.

C'est la première fois que je vois mourir quelqu'un.

Je suis étreint par l'angoisse et le désir de fuir, mais je ne peux pas abandonner ma cousine.

Je recule. Je prends de la distance.
A gauche c'est le cauchemar, l'horreur absolue.
A droite, un spectacle de lumière, l'harmonie des lignes.

Brusquement un rayon de soleil entre par la fenêtre et illumine la pièce.
La petite infirmière porte une blouse de nylon qui devient transparente. Je la vois presque nue avec un slip noir et un bandeau sur les seins.

Gêné, je détourne les yeux, mais je retombe sur l'enfer à ma gauche.
Il faut que je conjure ma peur, que j'exorcise la situation.

Je reviens sur la petite surveillante, qui, j'en suis sûr, ne sait pas que je la vois sous cet angle, qui me regarde et me sourit.

Elle a les jambes écartées, les pieds nus accrochés aux traverses du tabouret, les cuisses bien galbées, un ventre plat, un teint de pêche.

Elle est comme je les aime, lisse et bien roulée.
Brusquement, je suis saisi d'une pulsion.
Il me vient comme ça, tout de suite, l'envie de la "sauter".
Je suis surexcité.
Je suis à la frontière trouble entre les mondes d'Eros et de Thanatos, dans une zone de mystère, d'attirance et d'effroi, de désir et de peur.

Puis tout va très vite.
Les chiffres affichés prennent des valeurs de plus en plus basses.
La ligne centrale sur l'écran s'aplatit.
La respiration de Renée cesse tout d'un coup.

Une surveillante passe et dit : "C'est fini".

Une grosse femme, dans un geste qui me paraît impudique, enfile sa main sous les draps pour débrancher je ne sais quel tuyau.

Tout le monde est silencieux.

On dirait qu'on attend qu'il se passe de nouveau quelque chose, mais il ne se passe plus rien.

- Vous devriez aller à la cafétéria et revenir dans un moment.

J'emmène Josée. Elle semble avoir froid, on est pourtant en plein été.

La bénévole qui devait s'occuper de nous a été prévenue trop tard. Elle nous rejoint affublée d'un chapeau ridicule.

Ni Josée, ni moi, ne sommes capables de faire marcher l'ascenceur. On descend à pied.

Au rez-de-chaussée, un écriteau indique :
"De onze heures trente à midi trente, la cafétéria est réservée au personnel"
La salle est pleine de blouses blanches, bourdonnante de conversations.

Mais les nouvelles vont vite, on s'écarte autour de nous, on nous fait de la place. Josée va chercher un jus d'orange.
Tout à coup, j'ai une faim terrible. Je demande machinalement un plat du jour et je dévore une escalope de veau.

On évoque les derniers jours de la malade.

Josée remonte; elle veut revoir sa mère.

Je quitte l'hôpital. Dehors, deux petites filles jouent à la marelle sur le trottoir.

J'essaie de me rappeler le visage de la jolie infirmière, mais je l'ai déjà oublié, je serais incapable de la reconnaître si je la croisais dans la rue.



©2000 Claude Charles
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