POINT DE FUITE

Claude Charles

Ménier, un petit organisateur de spectacles a mis à disposition la sono et les projecteurs ; il s'est débrouillé pour pouvoir se brancher sur le réseau.
Demain matin, toute trace de la rave-party aura disparu.

Le rendez-vous a été donné de bouche à oreille, la réunion est clandestine, la magie se produira l'espace d'une nuit, une nuit hardcore, dure, violente.
A cinq kilomètres à la ronde, dans la campagne silencieuse, on entend comme les battements du pouls d'un géant. A l'orée de la forêt, un hangar industriel désaffecté rutile des mille feux des projecteurs qui s'échappent à travers les échancrures du toit. Une tempête de lumières et des sons. Ça sent la sueur, le musc, le sucre vanillé, la menthe poivrée.
La salle est pleine, la musique est tonitruante. Dans les vapeurs mauves et violettes, les danseurs fusionnent dans l'exultation du mouvement répétitif, en se laissant porter par l'énergie du groupe.
Chacun s'éclate selon son style et ses talents. C'est le rituel du défi.
Les projecteurs jettent des éclairs blancs, leurs faisceaux se croisent et s'entrecroisent. C'est comme une transe païenne, une hallucination collective, la Cour des Miracles, un kaléidoscope de taches bleues, rouges et jaunes.
Quatre cents dingues se déhanchent en mesure dans une débauche de couleurs. Des jeunes gens à torse nu, les cheveux retenus par des catogans, avec des jeans authentiquement troués par l'usure évoluent d'une manière mécanique. Une grande bringue, quasi nue, agite un boa devant ses cuisses ; un black dégingandé avec un faux diamant sur le nombril, des minettes en pulls marins à col bateau ou en blousons chatoyants et frangés, portés à même la peau, s'agitant avec frénésie. On distingue des éphèbes au crâne rasé, le sexe moulé dans un pantalon de cuir noir, des jeunes filles en princesses russes, en marquises Louis XV, des androgynes, des travelos avec des perruques, les ailes du nez et les joues piercées.
Les épaules, les ventres, les seins arborent des tatouages, des lions, des oiseaux, des dragons, des calligrammes chinois.
Il y a aussi des débardeurs qui font rouler leurs muscles et qui se sont fait huiler le buste et poser de grosses vis sur le lobe de l'oreille. La connotation et les symboles sont sexuels, mais l'ambiance est bon enfant.
Les tenues sont provocatrices ; la confuse promesse de l'offert-ouvert inciterait à la débauche, mais les gestes sont retenus, personne ne se touche, personne ne s'étreint. On s'exhibe, on se montre furtivement la pointe d'un sein, dans l'entrebâillement d'un vêtement, pour laisser travailler l'imagination de l'autre.

Monica s'est longuement préparée pour venir. surtout le tour des yeux, la coiffure, les paillettes dans les cheveux, la poudre diamantine sur les bras.
Elle a le nez un tout petit peu busqué, un sourire d'affiche, la chevelure noire comme l'ébène.
Maintenant, il y a sept heures d'affilée que Monica est en transe ; il y a sept heures d'affilée qu'elle bouge inlassablement, vêtue d'un pantalon fluide, très ajusté, juché bas sur les hanches, qui laisse apparaître en transparence un string qui écarte de belles fesses rondes et lisses.
Elle a un corps de lianes. Elle porte, en haut, une sorte de filet de pêche sur soutien-gorge de dentelle noire. Un lézard est tatoué sur son estomac.
Elle est infatigable, elle a pris des amphétamines juste avant la séance.
Monica a dix-huit ans.
Monica a brisé le coeur d'un garçon qu'elle n'a jamais aimé. D'ailleurs, elle n'a jamais aimé ni un autre garçon, ni une autre fille.
Quand elle a goûté à la poudre, elle s'est attachée avec des chaînes invisibles.
Cela a été quelque chose d'inexplicable, de doux, d'orgasmique, proche de l'ivresse. Maintenant la poudre occupe sans cesse son esprit, éclaire ses rêves et quand la poudre est absente, Monica n'en peut plus de souffrir.
Le jour, elle est caissière dans une grande surface. A longueur de journée, elle encaisse des pots de moutarde, des bottes de radis, des tubes de dentifrice, des gels mousses pour le bain, mais aussi les insultes de certains clients, les contrôles incessants d'un petit chef, intégriste de la performance, exigeant en matière de rapidité et de précision. Il la note sur tout, la critique sans cesse, la menace quotidiennement.
D'abord, elle en a pleuré ; maintenant elle paraît s'en foutre ; elle est devenue rétive.
Mais, à longueur de journée, Monica vit avec l'angoisse, avec l'incertitude sur son emploi, la confrontation avec les clientes qui restent indifférentes et font comme si elles ne la voyaient pas.
Le jour, Monica fonctionne au Valium et au Lexomyl. Le jour, Monica a des troubles digestifs et des migraines. Il y a un mois, elle a fait une crise de tétanie et a dû se porter malade.
Mais dans les raves, Monica reprend vie, se laisse défoncer par le rythme.
Elle oublie sa misère quotidienne.
C'est comme le déclenchement d'une machine.
D'abord le corps est envahi, puis la tête, puis la raison. Pour ne pas sentir la fatigue, elle prend le soir des petites pilules blanches, qui lui laissent un peu de sécheresse dans la bouche, mais la font exploser à l'intérieur.
Elle fait couple avec la musique, elle fait couple avec le rythme, elle fait couple avec les autres.
Elle tombe dans un état régressif, elle s'éclate.
Elle perd le contrôle des opérations.
Il y a l'ambiance, il y a le bruit, les jeux de pouvoirs, la séduction, les rites, les lumières, les symboles, les bracelets d'esclaves, les colliers de chiens, la vie, les odeurs.
C'est avant tout, une sensation physique, les pulsations rythmiques, la mémoire du corps revisité par les strates oubliées de son histoire.
C'est devenu un besoin.
Le cerveau reptilien est dans tous ses états. Il y a d'abord comme un relâchement, puis ses pulsations sont de plus en plus rapides, la respiration s'accélère, elle se sent monter comme dans une sorte de spirale. Elle halète.
Et là-haut, tout là-haut, elle touche à son absolu. On ne peut pas aller plus loin, c'est comme le fond d'elle-même, comme de l'ordre de l'infini.
C'est une espèce de vertige. La volupté d'être, la tête qui explose.
Demain, ce sera peut-être le réveil douloureux, l'anxiété, les vomissements, les courbatures, les cauchemars, les fourmillements dans les membres.
Mais maintenant, elle n'est plus seule, on la regarde, on la désire, elle ressent une excitation qui décuple les forces, elle est la beauté du diable, elle est l'alpha et l'oméga ; on la pénètre, on lui rentre dedans. Incandescente, elle est comme brûlée, mais il lui semble qu'elle ne sera jamais détruite.
Et puis, il y a plus, elle se fond dans le groupe, elle répète les danseurs, qui à leur tour, la répètent.
Elle ressent la techno comme une pratique solitaire, mais aussi comme une relation intense et jubilatoire avec les autres.
Le son s'accélère, des filles qui se contorsionnent ont dédoublé le tempo, Monica veut les imiter.
Mais aujourd'hui, c'est particulier.
Aujourd'hui, elle ressent comme un sentiment d'étrangeté, comme un étau, une cage, qui lui serre la poitrine, une sorte d'oppression.
Elle danse à contretemps, ce n'est pas son habitude. Brusquement, elle chancelle, elle s'affaisse sur un vieux matelas, laissé en bord de piste pour ceux qui veulent se reposer.
Elle est tombée sur le côté, puis s'est repliée en position de foetus.
Elle ouvre la bouche, comme si elle voulait prendre de l'air. Le menton se déplace de gauche à droite, puis de droite à gauche. Les mains sont crispées sur son estomac.
Puis, tout à coup, tout s'arrête.
Elle était prêtresse burlesque et tragique, aux vêtements lamés, aux lèvres brillantes et au corps souple ...
Elle est devenue figure de cire.
Maintenant, elle est parfaitement immobile, le teint blanchâtre.
Maintenant, elle a les yeux vitreux, la bouche béante. Elle ne peut plus revenir sur ses pas, elle ne peut plus s'en retourner.
Monica a passé la ligne.

Les autres danseurs pensent qu’elle décompresse, ils ne la voient pas ; ils font comme les clientes de l’hypermarché, ils font comme si elle n’existait pas.
Le sol est gras et gris.

Monica a atteint le terme de l’étape, elle a rejoint le tout dernier point de la spirale.



©2001 Claude Charles
Page principale