LA PREMIERE FOIS

Claude Charles

Nous sommes en novembre. Les jours deviennent de plus en plus courts. C'est la première neige de l'hiver.
Des flocons lourds, mouillés, se posent silencieusement sur les roses éclatées du jardin public. Les saules pleureurs sont recouverts de crème glacée.

Je pense à Sonia, la bohémienne, je pense à ma première aventure. Elle était grande, craquante, décontractée, conquérante, mais en même temps elle avait une espèce d'innocence et des yeux toujours étonnés.

J'avais peur d'elle, elle avait peur de moi.
On jouait tout le temps, on jouait à se séduire, on jouait à se découvrir.
Elle était si jolie, que je n'osais pas l'aimer.

Ca s'est passé il y a trente ans.
La flèche du temps !
On suit la flèche du temps, on ne revient jamais sur ses pas. Parfois le rythme s'accélère, parfois le temps s'arrête, un souvenir se grave très profondément.

C'est les vacances de la Toussaint. J'ai dix-sept ans. La fête foraine bat son plein sur la grande place devant l'ancienne université. Des nappes blanches ont recouvert les manèges, mais maintenant il y a du brouillard; les lumières des baraques clignotent comme si chacune était au centre d'une toile d'araignée; les enseignes multicolores sont givrées d'or et d'argent, ça sent le nougat, les marrons chauds, les saucisses grillées. On entend les lamentations rauques et nostalgiques des orgues de la fête, les hurlements du train fantôme, les sonos bruyantes des autos tamponneuses.
Le décor est flou et ouaté.
C'est déjà tard, la soirée va se terminer.
Une fille apparaît, celle que j'attendais depuis longtemps. Des yeux pers, hypnotiques, des boucles blondes, des bracelets multiples autour des poignets, la grande jupe des gitanes, un bandeau autour du front.
Elle tient, seule, un stand de tir.
Je ne vois que la houle de ses hanches.
Elle est maquillée à l'égyptienne, des traits noirs autour des yeux, ses longs bras blancs sont veinés de bleu, couleur royale, couleur de rêve.
Je ne vois que la houle de ses hanches.

Elle ne lâche pas mon regard. J'ai dix-sept ans, cela ne s'est jamais produit qu'une fille inconnue ne lâche pas mon regard.
Le paysage est féerique, cotonneux, je bascule dans une sorte de monde surréel, une sorte d'au-delà avec ses symboles entrelacés, sa musique, son atmosphère. C'est exactement la bohémienne décrite dans les histoires que l'on me lisait pour m'endormir quand j'étais un petit enfant.

Elle reste silencieuse; elle me suit des yeux, parfois me sourit.
J'ai la timidité de mes dix-sept ans, mais j'ai aussi un courage inouï. C'est la fin de la fête, il n'y a presque plus personne devant le stand. Je m'avance, commence à lui parler de choses et d'autres, de la qualité des carabines, de la ville qu'elle ne connaît pas. Je tiens des propos un peu confus, mais elle m'écoute attentivement, me sourit de nouveau, approuve ce que j'avance.
Elle me parle des manèges, qu'elle connaît bien puisqu'elle est née dans un cirque. Elle a presque le même âge que moi, c'est la première fois que ses parents l'ont laissée se débrouiller toute seule.
Je m'enhardis, je lui propose de lui montrer la ville, après la fermeture. C'est une proposition folle, je suis sûr qu'elle va refuser quand on a seize ans, on ne s'aventure pas, dans la nuit, avec le premier gars venu, dans les dédales d'une ville de cent mille habitants.
Mais il se produit un miracle.
Ce soir, on est des miraculés.
Elle accepte, dès qu'elle aura fermé boutique et remis la caisse à une collègue voisine.
Je suis tombé dans un conte de fée, elle accepte la balade proposée.

On marche, on parle, on marche.
Elle s'émerveille de tout.
Je lui dis que je n'ai jamais visité l'intérieur d'une roulotte, elle, elle n'a jamais dormi dans une maison de pierre.
On parle, on marche.
Il fait gris, il fait froid, mais ni elle ni moi, ne sommes sensibles au temps.

On parle, on marche, je l'emmène dans un petit parc, un jardin suspendu près des escaliers de la cathédrale.
On parle, on ne marche plus, on s'assied sur un banc, sous un platane givré.
Puis tout se passe dans un rythme accéléré.
On se prend les mains. Tout à coup, elle a froid, elle se blottit contre moi.
On s'embrasse en tremblant. Elle rit, elle a de très belles dents qui brillent dans la nuit. Elle se renverse en arrière. Elle enroule ses jambes autour de mes hanches.
Une vieille passe au loin près du portail, elle hoche la tête.
On ne pense plus qu'à s'embrasser, on ne pense plus qu'à se revoir. C'est les vacances, on se donne rendez-vous pour le lendemain devant le grand cèdre, près de halles du palais des expositions. Elle dit qu'elle va venir en tenue de ville.
Dès le matin, je l'attends le coeur en chamade : Elle arrive très décontractée, avec des jeans très ajustés, des bottes, un caban bleu marine.
On se promène en ville, main dans la main.
Je dépense tout l'argent de poche de ma semaine pour nous offrir des portraits tirés avec l'appareil automatique de la gare. Les photos sont de très mauvaise qualité, mais on se trouve beaux. On se les dédicace comme des vedettes de cinéma.
Elle s'émerveille de tout.
Elle m'offre un bijou de pacotille et une fleur de papier dont elle trouve les nuances de couleurs merveilleuses.
Quand le temps est trop maussade, on va dans les musées, dans les supermarchés; on n'a plus de sous, on se regarde dans les vitrines. Elle trouve que l'on forme un joli couple, elle est juste un peu plus petite que moi, je trouve aussi qu'on forme un joli couple.
On vit un grand roman, pur sucre...

Je croise des copains qui me regardent étonnés, je ne m'attarde pas, je les évite, j'ai peur qu'ils ne me piquent ma bohémienne.
On se voit le matin, on se voit l'après-midi, on se voit le soir, on se voit tout le temps.
Quand il fait trop froid, on va boire un chocolat dans les pâtisseries des grandes surfaces.
Le cinquième jour, elle dit qu'elle veut me faire visiter la roulotte familiale, au chemin du Calvaire, un lieu de passage pour les romanichels. Elle doit garder son petit frère pendant que ses parents font un numéro de voltige dans un cirque concurrent à Genève. Le bébé dort dans le compartiment voisin, il faut juste faire attention qu'il ne pleure pas.
Le temps s'est radouci, il pleut sans arrêt.

Je n'ai jamais vu l'intérieur d'une roulotte, c'est très étroit. C'est mal éclairé, ça craque de partout comme dans les chalets de montagne Il n'y a presque pas de place pour s'asseoir. On entend la pluie clapoter sur le toit. Il fait très chaud, on ne peut pas faire autrement que de se toucher, on a envie de se fondre l'un dans l'autre. Nos corps sont brûlants. Il nous faut monter sur le lit superposé. Le plafond est très bas, on doit se contorsionner. On est très serré, on est trop serré avec nos vêtements, on jette nos habits en bas de la couchette.

On se cajole.
On se cajole de plus en plus.

Elle dit :
- C'est la première fois, j'ai un peu peur.
-
C'est la première fois pour moi aussi, mais je ne dis rien. Je joue au garçon expérimenté. On se met à respirer plus rapidement. Bientôt on forme un enchevêtrement de bras, de jambes, de cheveux.
Tout se passe très naturellement. On entend le clapotis de la pluie sur le toit. On ne parle plus. On part en voyage, je passe de l'autre côté de la rivière.

On est essouflés, un peu effrayés de ce que l'on a fait.
J'ai pris des risques inouïs, je suis inconscient.
Elle pose sa tête près de mon épaule.

- On ne se quittera plus, pas vrai...

- Vrai, maintenant on restera toujours ensemble.

J'ai renversé l'échelle qui conduisait à la couchette.
J'ai aussi renversé l'échelle de mes priorités.
Avant il y avait mon bac, il y avait la musique, il y avait les copains.
Maintenant il y a Sonia, il y a la musique, il y a mon bac.
Trois heures ont passé très vite. En rentrant à la maison pour éviter d'inquiéter ma famille, je m'aperçois qu'il y a plein de fond de teint sur mon blouson.

On s'est encore revus, le temps a passé, j'ai repris mes cours, on a espacé les rendez-vous.
On s'est encore revu.

Un jour, chez moi, à table, j'ai essayé de présenter un projet :

- Maman, je crois que je vais arrêter mes études, j'ai envie de devenir palefrenier dans un cirque

Ma remarque est suivie d'un silence glacial. Je n'insiste pas.

Le petit cirque et la bohémienne de mes dix-sept ans sont partis vers le midi. On a essayé de s'écrire, mais c'était difficile, l'adresse de Sonia changeait tout le temps.
J'ai fait semblant de continuer à vivre normalement, j'ai maigri, j'ai perdu un peu le sommeil, six mois plus tard j'ai raté mon bac.

Puis les mois se sont écoulés avec leur travail d'érosion.
Je suis rentré dans l'engrenage de la vie, j'ai présenté de nouveau mes examens, j'ai fait mon service militaire, je suis rentré dans la routine, la quotidienneté, qui met tout au neutre.
Je suis rentré dans le système, les challenges, les performances, les stratégies, les plans de carrière, les amours calculées, les intrigues, je me suis de nouveau habitué à l'indifférence des autres.
Je suis devenu blasé, j'ai cessé de m'occuper de moi.

Beaucoup d'années plus tard, un jour de déménagement, j'ai trouvé au fond d'une commode une rose en papier.

Tout m'a sauté à la figure, la fête, les orgues qui jouaient sur le mode mineur, les odeurs de pains d'épices, l'émerveillement de ma bohémienne, le paradis entrevu...


Ca m'a fait comme un vide dans la poitrine, une espèce de coup au coeur, comme quand on manque une marche en descendant un escalier.




©2002 Claude Charles
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