L'écologiste

Chris Kufrin

Philippe venait de sortir des "Magasins du monde". Mais oui, vous connaissez … Le genre de boutique où tous les produits sont bio ou écologiques. Il enfourcha sa petite reine car il roulait à vélo dans cette ville aux montées impossibles et aux descentes hasardeuses.
Martine, elle, … attendait le bus. Philippe passa, pédalant en danseuse, le rictus du martyr sous le casque, les pantalons de futaine serrés aux chevilles par de commodes pinces métalliques.
Il mit pied à terre, lui fit un grand sourire, et enfin, elle le reconnut : ils s'étaient aperçus pendant un séminaire sur l'art de tirer le Yi-king ou alors les Tarots car elle était friande de ce genre de choses.
Un salon de thé était proche. Philippe appuya sa bécane contre le mur, la cadenassant soigneusement, puis il invita Martine, courtoisement, à boire l'infusion de son choix.
Cupidon avait tiré sa flèche. Martine ne se doutait de rien, elle venait d'entrer dans l'enfer vert !
Il la trouvait belle, saine, les pieds sur terre. Elle, … avait l'air de partager ses convictions pour la sauvegarde de la planète.
Elle le trouvait fin, mignon, doux, émouvant avec ses pinces à vélo, bien qu'un peu "chiant" avec son crédo écolo ! Quand elle aimait, elle ne voyait que ce qui lui plaisait et son éducation l'avait préparée à faire toutes les concessions !
Soir après soir, il l'invita à dîner dans des restaurants aussi agréables que végétariens. Elle se délectait de saveurs nouvelles et de petites graines pendant que lui la dévorait des yeux !
Un mois plus tard, comme ils ne pouvaient vivre l'un sans l'autre, elle arriva chez lui avec livres et bagages
Pleine de bonne volonté, elle voulut lui mitonner quelques petits plats mais très vite, elle dut déchanter. Il ne mangeait que des graines, des légumes et du soja ! Elle, … qui aimait tant les "osso bucco", le pot au feu et la roborative choucroute, dut se mettre au tofu.
Elle, … qui aimait passer ses loisirs à rêvasser, se mit au vélo et à la marche à pied, mais pas avec n'importe quels souliers. Il lui tint toute une théorie sur l'état futur de son dos, de sa colonne vertébrale, de la plante de ses pieds. Il lui fit acheter d'atroces chaussures orthopédiques. L'hiver, elle portait d'immondes grolles brunes à lacets et bouts larges, aux talons abaissés. Elles étaient confortables mais si laides que Martine ne pouvait se vêtir que de pantalons. L'été, elle portait la sandale "Birkenstock", prisée dans le milieu écolo mais si peu gracieuse avec une jupette.
Enfin, puisque Philippe l'aimait comme ça … nature !…
Le plus dur pour elle fut d'arrêter de se farder, et à chaque saison, de ne plus essayer toutes les nouveautés qu'elle lisait dans la rubrique "beauté" de son magazine favori. Philippe tolérait juste une crème qui n'eut pas été testée sur une muqueuse animale.
Martine se trouvait très "femme des bois" et perdit toute envie de séduire.
Ils étaient tous les deux enseignants. Lui, passait son temps à militer pour divers mouvements comme : l'urbanisation de sa ville, la pollution des rivières avoisinantes. Ou alors, il courait les "sit in" anti-nucléaires.
Elle, … du temps, elle n'en avait plus beaucoup. Quand elle avait trié le verre blanc de celui de couleur, ficelé le vieux papier, mis l'alu en sac et porté les épluchures à composter, elle était fourbue. Ce qui n'était pas un mal puisqu'elle n'avait plus droit à la pilule, trop chimique au goût de Philippe, qui, d'ailleurs, s'abstenait la plupart du temps de donner un nouvel habitant à la Terre!
Elle avait tout supporté. Mais le jour où il décida que de matinales frictions au vinaigre de pommes lui donneraient du tonus, elle qui ne pouvait sentir cette odeur aigrelette, eut envie de l'étrangler. En bouchant son nez, elle se regarda dans le miroir de la salle de bains et constata que ce régime lui frustrait l'âme et la mine. Elle avait la peau grise, le cheveu terne et l'œil torve.
Avec son allure de scoute négligée et ses godasses ridicules, elle n'était pas vraiment une bonne publicité pour la vie saine !
L'anniversaire de Martine approchait à grands pas. Elle ne voulait même pas penser au stupide cadeau qu'il pourrait lui offrir : un nettoyant écologique pour les WC ou un broyeur à papier.
Elle en avait marre, plus qu'assez. C'est elle qui allait lui faire sa fête !
Ce jour-là, elle avait congé, lui pas… Elle se fit couler un bain. Elle, qui n'avait droit qu'à la douche pour économiser l'eau. Elle marina longuement dans une mousse qui lui décapa plus la peau qu'elle n'en respecta le pH. Elle se sécha, pleine de venin, alla fouiller au fond d'une armoire après avoir verni ses ongles d'un rouge écarlate !
Ah ! Chausser à nouveau des talons hauts … Mouler son postérieur qu'elle avait fort beau dans un souple vinyle … Atomiser son décolleté de "Shalimar"… Elle descendit dans la rue, cligna des yeux comme si elle voyait le soleil pour la première fois. Elle alla directement chez le boucher acheter le repas du soir. Philippe trouva au soja un goût plus carné qu'à l'accoutumée mais jamais il ne songea qu'elle oserait une vengeresse et volontaire intoxication. Au milieu de la nuit, il se réveilla avec une soudaine et brutale poussée d'acné, puis quand il se tordit dans les affres et la puanteur d'une humiliante diarrhée, elle le vit enfin tel qu'il était : petit … mesquin … sectaire ...

Elle trouva le courage de le quitter !




©1990 Chris Kufrin
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