Vietnam: Un parti communiste à bout de souffle
Un ex-colonel nord-vietnamien parle


Cédric Matthey

Figure héroïque de l'armée populaire du Vietnam où il a accompli 37 années de service, membre du parti communiste durant 43 ans, le colonel Bui Tin, à l'instar de bon nombre de cadres restés intègres, s'offusquera de la montée en puissance de parvenus qui ne doivent leur ascension et leur poste qu'à leurs origines de classe. Il quittera son pays natal et s'installera en France où il vit depuis 1990.

Rédacteur en chef adjoint du Quotidien de l'Armée en 1973, il devient en 1986 rédacteur en chef adjoint du "Nhân Dân" (Le peuple) en 1986. C'est dire qu'au cours de sa carrière militaire, puis durant son activité de journaliste, il côtoiera les principales figures du régime vietnamien et, à ce titre, il fut un observateur privilégié du fonctionnement du pouvoir vietnamien et des agissements de la nomenklatura, qu'il décrit minutieusement dans un ouvrage qui vient de paraître en français *.  

Bui Tin passe en revue les erreurs de la réforme agraire lancée dans les années 50, sur le modèle chinois. L'influence considérable que la Chine exerca à l'époque sur le Vietnam apparaît de nos jours assez ahurissante, surtout si l'on sait que dans la mentalité populaire ietnamienne, la Chine est l'ennemi héréditaire des Vietnamiens, étant donné la domination de 1000 ans qu'elle a exercé par le passé sur le Vietnam.

Et Bui Tin d'expliquer le cas d'une Vietnamienne patriote, accusée d'être une bourgeoise réactionnaire et condamnée à mort, sur ordre des conseillers chinois. Même Hô Chi Minh qui pensait que ce n'était pas juste que la campagne de réforme agraire commençât par l'exécution d'une femme, n'osa pas intervenir auprès des Chinois. Ho Quang Viet, un proche d'Hô Chi Minh, rapporta à Bui Tin que "en gardant le silence, il (Hô Chi Minh) et en n'intervenant pas dans le cas de Mme Nam, il fit preuve d'un manque de responsabilité non seulement vis-à-vis d'elle et de sa famille, mais aussi vis-à-vis de tous ceux qui furent victimes du programme de réforme. Il laissa des étrangers (les Chinois) usurper le pouvoir dans son pays et au sein même de son parti.". La réforme agraire, décalquée sur le modèle chinois, constitua une erreur funeste, et lourde de conséquences pour la population vietnamienne.

Mais l'influence de la Chine ne s'arrêt pas à cet épisode. En effet, lors de la guerre contre les Américains, Hô Chi Minh sut obtenir de l'aide des deux grandes puissances communistes, l'URSS et la Chine, mais malgré tout c'est du côté chinois que se rangèrent les dirigeants vietnamiens, politiquement parlant. Le Duan et Le Duc Tho, tentèrent même d'inquiéter le héros de Dien Bien Phu, le général Giap en personne, en espérant le faire passer pour pro-soviétique, alors qu'il tentait simplement de rester neutre dans ce conflit idéologique. Le général Giap ne dut son salut qu'à Hô Chi Minh qui le tenait en haute estime.  

Bui Tin met ensuite l'accent sur le patriotisme des Vietnamiens durant la guerre. Un esprit patriote que l'auteur résume ainsi: "Tout cela était dû à la tradition. Cela n'avait rien à voir avec le marxisme-léninisme, le socialisme ou la lutte des classes, comme certains osent le dire. Ils prétendent même que le système de critiques et d'auto-critiques était à l'origine de ce comportement !" Et l'auteur de citer la fameuse écrivaine Duong Thu Huong: "Le parti disposait d'une ressource inestimable, un peu comme s'il avait exploité un filon dans une mine d'or. C'était l'amour indéfectible que portait à son pays un peuple dont les valeurs morales avaient été forgées par une longue, une très longue tradition de résistance à l'agression étrangère. Dans l'ensemble, les masses n'étaient pas directement sensibles au communisme, au socialisme et au marxisme-léninisme. Se référer à ces théories constitue un exemple flagrant d'explication abusive". On ne saurait être plus clair !  

Après la défaite américaine en avril 1975, la direction communiste se relâcha, la corruption se généralisa. Et Bui Tin d'expliquer: "La plupart des hauts dirigeants étaient des sexagénaires qui se mirent à penser de plus en plus à leur famille, à leurs enfants, à leur foyer et à leurs biens... Peu d'entre eux surent résister à l'appel des biens matériels, parce qu'un ne leur avait pas inculqué le sens des valeurs. Aucune considération ne pouvait donc les arrêter et ils se laissèrent aller. Ce fut le véritable commencement de notre crise culturelle". Un crise qui, il va sans dire, perdure et qui a pris de l'ampleur à l'heure actuelle.

Et le peuple qui n'a pas son mot à dire dans le processus politique, use de l'humour et de la dérison pour dénoncer la langue de bois du parti, qui fait passer le peuple pour maître collectif du pays et les dirigeants pour des serviteurs du peuple: "Le serviteur se déplace en Volga (limousine soviétique) Pendant que la famille du maître fait la queue à la gare. Le serviteur dispose d'une belle villa, La famille du maître s'abrite de la pluie dans un garage. Le serviteur passe ses jours et ses nuits en agapes La famille du maître se contente chaque jour de légumes et de saumure." 

Et pour Bui Tin, la déliquescence des dirigeants et du parti communiste se poursuit avec le rejet de ses membres les plus prestigieux, puisque'en 1982, le général Giap est évincé du bureau politique. Le héros de Dien Bien Phu, l'artisan de la victoire militaire contre les Américains, faisaient sans doute trop d'ombre aux caciques du parti. Selon Bui Tin, Giap était un intellectuel aux vastes connaissances et d'une honnêteté exceptionnelle, un homme respecté tant au Vietnam qu'à l'étranger. Mais, la machine infernale du parti pouvait faire taire même l'un de ses membres les plus honorables.

Mais, les aberrations ne s'arrêtèrent pas là. En effet, lorsque les réformes prirent forme en URSS sous l'impulsion de Gorbatchev, et que le Vietnam dut les appliquer, du fait de son entière dépendance vis-à-vis du bloc communiste, certains dirigeants vietnamiens continuent encore aujourd'hui de penser que l'effondrement du communisme à l'est n'est qu'un phénomène provisoire ! Ce n'est pas pour rien que Hanoi est l'une des dernières villes du monde où trône une statue de Lénine. A ce sujet, l'esprit caustique et l'humour des Vietnamienns trouvent à nouveau à s'exprimer par le biais d'un poème populaire: "Pourquoi de Russie,   Lénine, venir ici ?   Est-ce pour nous enseigner   Que le socialisme n'est qu'une illusion,   Un rêve qui ne sera jamais atteint ?  

Bui Tin bat également en brèche le mythe savamment entretenu de prétendues "valeurs asiatiques" prônées notamment par les hommes forts du pouvir malais ou singapourien, au nom desquelles l'autoritarisme prime sur la démocratie, valeur occidentale honnie. "Les Vietnamiens et l'ensemble des Asiatiques sont en train de changer. Ils souhaitent ardemment la démocratie et la liberté et estiment que c'est la seule manière de parvenir au développement. Rien ne peut plus étouffer cette olonté et ce n'est qu'une question de temps avant que la situation n'explose. La stabilité politique qui semble régner actuellement au Vietnam n'est qu'une apparence et une illusion", estime l'auteur. On est loin des préceptes de l'oncle Hô qui disait que "il faut toujours faire preuve de respect et de courtoisie envers le peuple."  

La gangrène de la corruption et de l'affairisme touche des personnalités du parti, et ce jusqu'au sommet de la hiérarchie. "Chaque jour, ces capitalistes rouges sortis de la jungle ressemblent davantage à la Mafia. On n'avais jamais vu une chose pareille dans toute l'histoire de notre pays. A cause de ses dirigeants, le Vietnam perd le sens de ses valeurs traditionnelles.", se lamente Bui Tin. Force est de lui donner raison, puisque d'anciens héros militaires se mettent à manifester à visage découvert pour dénoncer cette décadence.  

Même si la direction de l'Etat est collective, seul un petit nombre de personnes au sein du parti dispose du pouvoir réel. En fait de direction collective, il s'agit bel et bien de la dictature d'un petit groupe, d'une clique très restreinte.

Bui Tin estime en guise de conclusion que le parti constitue le principal obstacle au changement mais que ce dernier est malgré tout incontournable. "Le seul espoir est que le peuple se réveille, qu'il se manifeste et qu'il crée la pression sociale nécessaire au changement". Un voeu qui, souhaitons-le pour le peuple vietnamien, ne reste pas un voeu pieux.


* Bui Tin, 1945-1999 Vietnam: la face cachée du régime, éd. Kergour, Paris, 1999

©2000 Cédric Matthey
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