Kuala Lumpur - Singapour, vitrines de l'Asie triomphante


Cédric Matthey

En arpentant les rues de Kuala Lumpur,  il vous suffit de lever les yeux, quel que soit l'endroit où vous vous trouvez dans la ville, pour voir surgir devant vos yeux ébahis, deux gigantesques doigts d'acier, de verre et de béton qui trouent le ciel de la capitale malaise. Vous ne rêvez pas, vous êtes bien en présence de l'immeuble le plus haut de la planète, les tours jumelles Petronas - le pétrolier national - dont les sommets culminent à 466 mètres, rien que ça !  A côté de ce colosse, fruit du gigantisme asiatique, les grands travaux de Mitterrand font plutôt piètre figure.  

Individualisme à proscrire  

Ceci dit, l'immensité des baies vitrées, le nombre impressionnant des gratte-ciel et l'éclat des mégacentres commerciaux ne doivent pas masquer le fait que ce foudroyant développement économique est dû à la poigne de fer de gouvernants autocrates qui font peu de cas des valeurs démocratiques ayant cours sous nos latitudes. Promues notamment par l'ancien homme fort de Singapour, Lee Kwan Yew,  les "valeurs asiatiques" privilégient avant tout la prédominance du clan, de la famille, du groupe, au détriment de l'individualisme. Et par dessus tout, le respect dû à l'autorité.

En un mot, se soumettre ou se démettre. L'individu, pour améliorer son propre destin, doit donc penser avant tout à faire progresser la société dans laquelle il vit, avoir un esprit patriotique, et laisser la politique aux édiles cogitant dans les allées du pouvoir.   Ainsi, m'explique mon guide malais, il n'y a pas si longtemps, se proclamer socialiste pouvait valoir une peine de prison à l'audacieux se réclamant de cette idéologie. Actuellement, quelle clémence !, les autorités permettent aux citoyens d'afficher des convictions socialistes, plutôt sociales-démocrates d'ailleurs. Cependant, elles continuent de condamner le communisme qui est ainsi officiellement banni.

La seule possession d'ouvrages de Marx, Engels ou Lénine peut conduire son détenteur en prison.  

L'économie avant tout  

Le message officiel est donc clair, le salut des citoyens réside dans l'économie, et ce ne sont pas les politiciens mais au contraire les patrons d'entreprises qui feront le bonheur du citoyen ! Et il faut bien reconnaître que la majorité de la population adopte ce credo puisque cette dernière voit au fil des ans sa situation matérielle s'améliorer, et les deux pays, Singapour et la Malaisie, sont régulièrement cités en exemple par les écomistes internationaux et figurent parmi les fameux dragons asiatiques. Tant Singapour que Kuala Lumpur constituent par conséquent une vitrine pour les autres pays de la région, notamment ceux groupés au sein de l'ASEAN (Thaïlande, Malaisie, Singapour, Brunei, Indonésie, Philippines, Vietnam) et plus encore pour les pays ayant exprimé le désir d'adhérer dans un plus ou moins proche avenir à l'association, c'est-à-dire, le Laos, le Cambodge et le Myanmar (ex-Birmanie).  

On estime que le revenu moyen d'un Singapourien est désormais supérieur à celui des citoyens de certains pays européens. L'Organisation mondiale du commerce ne s'y est d'ailleurs pas trompée puisqu'elle avait, il y a quelques années, organisé une conférence internationale à Singapour, où se sont donné rendez-vous les ministres du monde entier, dont Feu notre ministre de l'économie, Jean-Pascal Delamuraz.  

Une organisation sans faille  

Singapour est l'exemple le plus abouti du modernisme asiatique. Le degré d'organisation atteint ici peut laisser rêveur plus d'un Helvète bon teint ! En matière de transports, rien ne semble laisser au hasard: métro rapide et efficace, circulation limitée dans le centre-ville, stations de taxis où les gens font la queue ce qui donne un petit air "british" à la rigueur et à la discipline singapouriennes. L'ordre et la propreté règnent ici en maître et les multiples interdictions y contribuent allègrement. J'ai remarqué qu'en cas de parking illégal au centre-ville, l'amende pouvait se monter jusqu'à près de 500 francs suisses ! Pour les non-fumeurs, la cité-état est un paradis, les interdictions de fumer pullulent.  

Au plan des loisirs, l'organisation sans faille de la cité-état déploie là aussi tout son savoir-faire. Ainsi, au milieu des immeubles futuristes, aux architectures souvent originales, des espaces de verdure et de détente ont été aménagés et préservés. On peut ainsi se promener dans un immense jardin botanique et n'apercevoir pour tout horizon qu'une "jungle" soigneusement entretenue aussi loin que porte votre regard.  

Sur l'île de Sentosa qui fait partie du territoire singapourien, un gigantesque parc d'attractions suffit à prouver aux visiteurs que les Américains et leurs Disneyworlds ne possèdent pas le monopole du gigantisme en matière de loisirs. Ici, un monorail permet de faire le tour de l'île; là, un télécabine (de fabrication suisse) offre une vue saisissante sur le port et une partie de la ville. Le "monde sous-marin" (underwater world) procure au visiteur l'étrange impression de plonger dans les profondeurs maritimes et d'admirer tout autour de lui les espèces de poissons les plus diverses dans un ballet tourbillonnant alliant féérie et magie. La partie historique et culturelle n'est pas négligée puisqu'un musée très intéressant et détaillé permet de se faire une bonne idée de l'histoire de l'île, du modeste village de pêcheurs qu'elle était jusqu'au centre mondial de la finance et du commerce qu'elle est devenue.  

Mélanges ethniques  

Tant à Kuala Lumpur qu'à Singapour, diverses populations des pays voisins, attirées par le miracle économique, se sont établies. Les autorités malaises encouragent d'ailleurs l'immigration, non seulement parce que l'économie malaise a besoin de bras, mais aussi pour faire pression sur les salaires des locaux, jugés trop élevés par les dirigeants. Et oui, sur ce plan-là, les Malais n'ont rien inventé.  

A Singapour, si les Chinois constituent la majorité de la population (environ 76 %), on trouve également des Indiens, des Birmans, des Bengladeshis, des Tamouls, etc. Sans parler des nombreux "Blancs" venus pour leurs affaires. Et cette diversité ethnique se reflète aussi dans la cuisine locale, puirsque, pour ne citer que cet exemple, les grands centres commerciaux consacrent un étage ou une partie d'étage, à la restauration. Dans ces "food mall" ou "food court", on peut déguster toutes les spécialités de la région, des différentes provinces de Chine, en passant par les cuisines japonaise, thaïlandaise, malaise sans oublier les inévitables fast-food à l'américaine et les croissanteries à la française où vous pouvez lire "Le Figaro" en prenant votre café.  

Des plats malais, qu'on mange avec les doigts, disposés sur une feuille de bananier découpée en carré, ou des soupes de nouilles chinoises qu'on avale à grand bruit à l'aide des traditionnelles baguettes, jusqu'à la cuisine thaïlandaise où cuillère et fourchette ont droit de cité, tout un éventail de plats rivalisent de senteurs et de goûts propres à sustenter n'importe quel estomac.  

Un paradis ? Voire !  

On peut me rétorquer que la la vision que je livre ici est un peu celle d'une Asie idéale. Cependant, même si personne n'ignore que ces pays doivent et devront de plus en plus à l'avenir, faire face à des défis sociaux et politiques laissés de côté jusqu'à présent, même s'il convient de rester lucide et critique face au miracle asiatique et ne pas se laisser aveugler par ce miroir aux alouettes, je ne peux m'empêcher, au fond de moi, d'être emballé et fasciné par cette partie d'Asie qui interpelle, déroute et séduit immanquablement.  



©2000 Cédric Matthey
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